HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES
VANDALES
par Victor évêque de Vite
dans la Byzacène
(écrit vers 486)
LIVRE 1
Il y a maintenant soixante ans, c'est
un fait prouvé, que le peuple cruel et sauvage des Vandales a touché le sol de
notre malheureuse Afrique. Il traversa sans difficulté le détroit, à l'endroit
où la mer immense et large se resserre entre l'Espagne et l'Afrique en un étroit
passage de douze milles de largeur. Quand toute cette foule eut passé, grâce à
l'habileté de son chef Geisérich, dans le but de se donner un renom de terreur,
elle résolut de faire sans tarder le recensement de toute la multitude et de
compter tout ce que la fécondité avait mis au jour à cette époque. Tout ce qu'on
trouva de vieillards, de jeunes gens et d'enfants, esclaves et maîtres, monta au
chiffre de quatre-vingt mille. Ce bruit se répandit, et jusqu'aujourd'hui ceux
qui n'étaient pas renseignés ont cru que le nombre des hommes armés était aussi
élevé, quoiqu'il soit à présent très faible.
Ils trouvèrent la province dans
la paix et la tranquillité. Mais les bataillons de l'impiété traversèrent en
tous sens cette belle terre florissante, dévastant, dépeuplant, brûlant et
massacrant tout. Ils n'épargnèrent pas même les arbres fruitiers : ils ne
voulaient pas qu'après leur passage les hommes qui s'étaient cachés dans les
antres des montagnes, les précipices et les retraites de toutes sortes, pussent
profiter de cette nourriture. Leur cruauté furieuse se renouvela partout la même
: aucun lieu ne fut à l'abri de ses atteintes. C'était surtout sur les églises
et les basiliques des saints, les cimetières et les monastères que leur
scélératesse sévissait le plus. Ils allumaient, pour brûler les maisons de
pierres, des incendies plus grands que pour brûler des villes et des forteresses
entières. Trouvaient-ils fermées les portes du saint lieu, ils se livraient à
l'envi un passage à coups de hache. Ainsi se réalisait la parole des livres
saints : «Comme dans une forêt d'arbres, à coups de hache, ils ont brisé les
portes; avec la hache et la cognée ils ont tout renversé. Ils ont mis le feu à
votre sanctuaire, ils ont renversé et profané le tabernacle de votre nom.» (Ps
78)
Que de pontifes illustres, que de prêtres remarquables ils firent périr
de mille manières pour se faire livrer leur fortune privée ou les biens d'Église
! Si, cédant aux tortures, les victimes donnaient ce qui était en leur pouvoir,
elles étaient aussitôt soumises à de nouveaux tourments comme coupables de
n'avoir pas tout livré. Pour obtenir l'aveu d'un trésor, à ceux-ci on ouvrait la
bouche avec des pieux, et on la leur remplissait de boue fétide. Ceux-là, on les
frappait avec des nerfs de bœuf dont les coups s'abattaient en sifflant sur le
front ou sur les jambes. Souvent encore on les abreuvait d'eau de mer, de
vinaigre, de marc d'huile ou de tout autre liquide répugnant, et, bien qu'ils
fussent pleins comme des outres, sans aucune pitié, on les forçait à boire
encore. Chez ces bourreaux, point de grâce pour la faiblesse de l'âge, d'égards
pour le rang, de respect pour le sacerdoce. Que dis-je ? la noblesse de la
victime était un stimulant de plus pour leur fureur. Qui dira le nombre de
prêtres et de gens de condition qu'ils chargèrent de faix accablants, comme
s'ils eussent été des chameaux ou autres bêtes de somme ? Un aiguillon de fer à
la main, ils leur faisaient hâter le pas; bon nombre succombèrent sous le poids
de leurs fardeaux. Ni la dignité que donne la vieillesse, ni la vénération
qu'inspire une tête dont les ans ont changé les cheveux en une laine éclatante
de blancheur, rien ne pouvait amollir le cœur de ces étrangers. Bien plus,
arrachant les enfants au sein maternel, le barbare, ou bien les écrasait contre
terre, malgré l'innocence de leur âge; ou bien, les prenant par les pieds, il
les fendait en deux jusqu'à la tête, ainsi que Sion le chantait autrefois dans
sa captivité : «L'ennemi a décidé d'incendier mon pays, de mettre à mort mes
enfants, de les écraser contre la terre.»
Lorsque des temples ou des palais
grandioses avaient résisté à l'action du feu, incapables d'apprécier ces belles
constructions, les barbares en rasaient jusqu'au sol les murailles élégantes, de
sorte qu'aujourd'hui de toutes ces splendeurs des cités antiques il ne reste
même pas le souvenir. Les villes sont désertes on comptent à peine quelques
habitants. Celles qui sont encore debout sont l'image de la désolation. Ainsi,
dans cette ville de Carthage, mus par la haine, ils ont fait disparaître
jusqu’aux fondements le théâtre et le temple de la Mémoire et la voie que l'on
appelait Céleste. Et j'ajouterai ce qui nous touche le plus : la basilique
majeure où reposent les corps des saintes martyres Perpétue et Félicité, celles
de Celerina et des Scillitains, et d'autres encore qu'avait épargnées la
destruction, ont, par un abus de pouvoir, passé au service de la religion des
tyrans.
Si quelque enceinte fortifiée résistait aux attaques furieuses des
barbares, ils réunissaient tout autour des foules nombreuses de captifs et en
faisaient sur place un épouvantable carnage; l'odeur des cadavres en
putréfaction portait ainsi la mort dans les rangs de ceux que les murailles
avaient protégés du glaive ennemi.
Qui nous dira le nombre des hiérarques
illustres qui eurent alors à souffrir mille tourments ? Le vénérable évêque de
notre cité, Pampinianus, vit tout son corps consumé sous l'action de lames de
fer rougies au feu. Mansuetus d'Ursita fut également brûlé aux portes de Furni.
Vers la même époque, l'on mit le siège devant la ville d'Hippone, où résidait le
vénérable et bienheureux hiérarque Augustin, auteur de livres nombreux. De ce
jour cessa de couler, arrêté par la crainte, ce fleuve d'éloquence qui portait
ses eaux fécondes dans tout le champ de l'Église. L'amertume de l'absinthe prit
la place de la suavité ordinaire de sa parole, de sorte qu'il eût pu dire avec
David : «Quand l'ennemi s'est levé contre moi, je me suis tu et me suis humilié;
j'ai gardé le silence sur le bien lui-même.» Augustin avait déjà composé à cette
époque deux cent trente-deux ouvrages, écrit de nombreuses lettres, une
exposition du Psautier et de l'Évangile, et enfin prononcé de ces discours au
peuple que les Grecs appellent Homélies, dont on ne saurait estimer le
nombre.
Qu'ajouterai-je encore au récit de ces drames sauvages et impies ?
Carthage finit par tomber elle-même an pouvoir du vainqueur. Du jour où
Geisérich entra dans ses murs, au lieu de cette antique liberté dont elle était
si fière, elle ne connut plus que la servitude. Grand nombre de sénateurs furent
emmenés captifs; un édit prescrivit aux habitants de tout livrer, or, argent,
bijoux, étoffes précieuses. Ce procédé fit passer en un moment tous les
patrimoines aux mains du ravisseur. Puis on partagea les provinces conquises.
Geisérich garda pour lui la Byzacène, la province d'Abarita, la Gétulie et une
partie de la Numidie; à ses troupes il donna la Zeugitane ou Proconsulaire;
l'empereur Valentinien occupait encore les autres provinces qu'il avait
dévastées. Mais la mort de ce prince lui livra l'Afrique entière. Alors il
poussa l'insolence jusqu'à revendiquer les grandes îles, la Sardaigne, la
Sicile, la Corse, Evusus, Majorque, Minorque et bien d'autres encore. Dans la
suite, le roi d'Italie, Odoacre, obtint de Geisérich la cession de la Sardaigne
moyennant un tribut, qu'il paya d'ailleurs régulièrement comme à son seigneur,
ne se réservant pour lui qu'une mince partie du revenu.
Un édit de Geisérich
frappa bientôt les évêques et les grands : dépouillés de leurs biens, chassés de
leurs églises ou de leurre palais, ils durent choisir entre l'exil et
l'esclavage. Ce dernier fut le partage de plusieurs d'entre eux, qui échangèrent
contre la servitude la condition illustre ou un état honorable.
Sur son
ordre, l'évêque de Carthage, Quotvultdeus, dont le souvenir est précieux devant
Dieu et devant les hommes, et un grand nombre de clercs, furent entassés,
manquant de tout, sur des embarcations délabrées. Mais Dieu, dans sa
miséricordieuse bonté, leur accorda une heureuse traversée et les fit aborder à
Naples, en Campanie. Quant aux sénateurs et autres dignitaires, ils furent
d'abord frappés d'exil, puis déportés au delà des mers.
Débarrassé, ainsi que
je l'ai dit, de l'évêque et du vénérable clergé, le tyran s'empara aussitôt de
la basilique Restituta, lieu ordinaire des assemblées épiscopales, et la mit au
service de sa religion. Il prit également, avec leurs trésors, toutes les
églises situées dans la ville; hors les murs, il fit main basse sur celles qui
lui plaisaient : tel fut en particulier le sort des deux basiliques élevées à la
mémoire de saint Cyprien, l'une sur le lieu même de son martyre, l'autre à
Mappalia sur son tombeau. Ses prescriptions impies s'attaquèrent même aux
cérémonies funèbres — et nous ne pouvons arrêter nos larmes au souvenir de ce
morne silence qui avait remplacé nos hymnes et nos solennités d'autrefois.
Enfin, pour mettre le comble à la cruauté, tous les clercs qui jusqu'alors
avaient été épargnés furent bannis.
Cependant les survivants de tout ce
carnage, évêques et magistrats des provinces livrées aux Vandales, formèrent le
projet d'aller trouver le roi et de lui adresser eux-mêmes leurs supplications.
À cet effet, ils se rendirent à sa résidence ordinaire, dans la presqu'île de
Maxulita, vulgairement appelée Ligulie, avec l'intention de le supplier de
prendre en pitié le peuple catholique et de lui accorder la permission de
subsister.
Le roi, assure-t-on, leur fit porter cette réponse : «Comment
osez-vous m'adresser une telle requête, lorsque j'ai juré de n'épargner aucun de
vous ?» Il les aurait même fait aussitôt précipiter dans la mer, si ses
conseillers ne l’eussent longuement prié de n'en rien faire. L'âme noyée de
chagrin, ils durent donc se retirer : et comme ils n'avaient plus d'églises, ils
furent réduits à célébrer les saints mystères où et comme ils purent. Entre
temps, la fortune du tyran grandissait, sa puissance s'affermissait et par suite
son insolence ne connaissait plus de bornes.
Je raconterai en passant un
fait qui se rapporte à cette époque. Le comte Sébastien, gendre de l'illustre
comte Boniface, était un homme aussi avisé dans ses conseils que brave à la
guerre. Autant Geisérich avait besoin de ce conseiller, autant il redoutait sa
présence. Aussi, voulant se défaire de lui, il chercha dans sa religion un
prétexte à lui infliger la peine capitale. Il résolut donc de faire comparaître
le comte devant l'assemblée de ses évêques et de ses familiers. «Sébastien, lui
dit-il, je sais que tu as juré de nous être fidèlement attaché; tes travaux et
ta vigilance rendent témoignage à la sincérité de ce serment. Mais pour mettre
un sceau définitif à ton amitié pour nous, nos prêtres ici présents sont d'avis
que tu dois embrasser ma religion, celle de mon peuple.»
Imaginant alors une
comparaison merveilleuse et à la portée de tous, il lui fit cette réponse fort
ingénieuse, vu la circonstance : «Je t'en prie, Sire, mon seigneur, fais
apporter sans retard un pain de farine, le plus pur que l'on pourra trouver».
Geisérich, lie pouvant soupçonner la victoire de Sébastien, fit apporter
sur-le-champ le pain demandé. Sébastien le prit en ses mains et dit : «Pour
donner à ce pain un tel degré de pureté et le rendre digne de la table royale,
il a fallu dégager la farine de tout le son qui y était mêlé, puis humecter la
pâte, la faire repasser par l'eau et enfin par le feu : ainsi a-t-il acquis une
couleur agréable à la vue et un goût délicieux au palais. Pour moi, j’ai subi la
même préparation : broyé sous la meule de l'Église catholique, j'ai été passé au
crible des examens comme une farine très pure, enfin j'ai été arrosé de l'eau
baptismale et consumé par le feu de l'Esprit saint. Ce pain est sorti du four
doué de la plus grande pureté : moi aussi, je suis remonté de la fontaine sainte
purifié par les sacrements, que la vertu divine rend efficaces. Maintenant, si
tu le veux, qu'il soit fait selon ma proposition : que l'on réduise ce pain en
morceaux, qu'on l'humecte d’eau une seconde fois, et qu'on le remette au four;
s'il en sort meilleur qu'il n'est, je consens à faire ce que tu demandes de
moi.» Cette proposition embarrassa si bien Geisérich et son entourage qu'il ne
sut comment en sortir. Mais, dans la suite, il trouva un autre prétexte pour
faire mourir ce brave capitaine.
Je reviens à mon récit qu'avait interrompu
cette courte régression. Par ses ordres barbares Geisérich répandit partout la
terreur, de sorte qu'au milieu des Vandales la vie n'était plus tenable; malgré
nos larmes, on nous enleva même la faculté de prier et d'offrir le saint
sacrifice en quelque lieu que ce fût. La prophétie se trouva donc visiblement
accomplie : «Nous n'avons plus maintenant ni prince, ni prophète, ni chef, ni
temple pour sacrifier à votre nom !» Les évêques, en effet, étaient en butte à
de continuelles calomnies, même dans les provinces qui payaient un tribut au roi
: ainsi, un pasteur avait-il, dans une de ses instructions habituelles au
peuple, prononcé par hasard le nom de Pharaon, de Nabuchodonosor, d'Holopherne
ou tel autre de même genre, on l'accusait d'avoir visé le roi, et aussitôt on
l'envoyait en exil. Partout sévissait ce genre de persécution, ici ouverte,
sourde en d'autres endroits; de telles trahisons eurent bientôt fait disparaître
jusqu'au nom de ces pieux hiérarques. Ce fut là, nous le savons, le motif de
l'exil de bon nombre d'entre eux, tels qu'Urbain de Girba, Crescentius,
métropolitain d'Aquitana, dont la juridiction s'étendait sur cent vingt sièges;
Habetdeus de Tendala, Eustrate de Sufetula, deux évêques de la Tripolitaine,
Vicis de Sabrata, et Cresconius d'Oea; Félix d'Hadrumète, qui paya de l'exil
l'hospitalité qu'il avait offerte à un certain moine Jean, venu d'outre-mer, et
quantité d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. Quand la mort venait
surprendre les évêques dans l'exil, il n'était pas permis de leur donner des
successeurs. Cependant, au milieu de cette tourmente, le peuple de Dieu restait
ferme dans sa foi; et, comme un essaim d'abeilles élève ses alvéoles de cire,
ainsi, par ces épreuves, comme par des pierres que la foi rendait aussi douces
que le miel, ce peuple allait toujours grandissant en nombre et en courage. Par
là s'accomplissait cette parole : «Plus on les persécutait, plus on voyait
s'accroître leur nombre et s'affermir leur courage.»
Plus tard, l'empereur
Valentinien obtint à force d'instances que l'on donnât un évêque, du nom de
Deogratias, à l'Église de Carthage, plongée depuis si longtemps dans le silence
de la désolation. Si l'on tentait d'exposer tout le bien que le Seigneur
produisit par le ministère de ce saint homme, toutes les ressources du langage
ne suffiraient pas à en dire même une petite partie.
Cet évêque était
installé depuis peu, lorsque, par un juste jugement sur les péchés des hommes,
la ville de Rome, cette cité jadis si noble, si célèbre, tomba au pouvoir de
Geisérich, en la quinzième année de son règne. Du même coup, il pilla les
trésors de tant de rois, et emmena avec lui tout un peuple de captifs. Quand
ceux-ci abordèrent en foule sur la terre d'Afrique, les Vandales et les Maures
se les partagèrent entre eux, séparant, selon une coutume barbare, les époux de
leurs épouses et les enfants de leurs parents. Sans retard, le pieux évêque,
rempli de la présence et de l’amour de son Dieu, mit en vente tous les vases
d'or et d'argent servant au ministère sacré, afin de délivrer cette multitude du
joug des barbares, de sauvegarder les liens du mariage et de rendre les enfants
à leurs parents. Mais comme aucun local ne se trouvait assez large pour abriter
une telle foule, il désigna pour la recevoir les deux grandes et fameuses
basiliques de Faustus et des Novæ; l'on y disposa des lits et des couchettes;
bien plus, il y faisait distribuer chaque jour ce dont chacun avait besoin.
Plusieurs d'entre ces malheureux étaient tombés malades par suite de fatigues,
nouvelles pour eux, la traversée et les duretés de la captivité : tel qu'une
mère dévouée, le saint évêque les entourait à tout instant de ses soins
empressés, accompagnant les médecins près de chacun d'eux, leur apportant des
mets et faisant donner à chacun, en sa présence, ce que, la consultation
terminée, l'on avait jugé nécessaire. Durant les heures mêmes de la nuit, il ne
cessait pas de vaquer à cette œuvre de miséricorde, visitant les lits un à un,
et s'enquérant de l'état de chaque malade. Ni les lassitudes du corps ni les
glaces de l'âge ne l'arrêtaient, tant il mettait de cœur à cette besogne.
À
ce spectacle, les ariens ne pouvaient étouffer leur haine, aussi cherchèrent-ils
par tous les moyens possibles à le mettre à mort. Mais évidemment Dieu, voyant
leur dessein, voulut délivrer son passereau de ces oiseaux de proie, avant
qu'ils eussent le temps de fondre sur lui. Les Romains captifs pleurèrent
amèrement sa mort, car, du jour où il fut monté au ciel, ils se crurent plus que
jamais abandonnés aux mains des barbares. Il avait occupé durant trois ans le
siège épiscopal. L'affection et le regret auraient sans doute porté le peuple à
s'emparer de sa dépouille sacrée, si, par prudence, on ne l'avait ensevelie à la
dérobée, tandis qu'on attirait ailleurs l'attention de la foule.
Mais il ne
convient pas de toujours taire les méfaits des hérétiques, et il n'y a pas à
cacher ce qui est à l'honneur de ceux qui en furent les victimes. L'un des
évêques qui avaient consacré ce Deogratias dont j'ai parlé plus haut, un
vénérable vieillard nommé Thomas, était l'objet constant de leurs embûches. Un
jour, il tomba accablé sous leurs coups, et cela en public. Mais, loin de s'en
croire déshonoré, le saint homme s'en réjouit dans le Seigneur, voyant là le
prix de sa gloire future.
Après la mort de l'évêque de Carthage, Deogratias,
Geisérich étendit à la Zeugitane et à la Proconsulaire la défense de remplacer
les évêques exilés; leur nombre montait alors à cent soixante-quatre : mais
depuis il s'est réduit peu à peu à trois, encore ce chiffre n'est-il pas certain
: ce sont Vincent de Gigitane, l'évêque de Sinnara, Paul, bien digne en vérité
de porter un tel nom, et enfin Quintianus, lequel, ayant fui devant la
persécution, est allé vivre loin de sa patrie, à Edesse (Vodena?), en Macédoine.
Si cette époque fut à ce point féconde en martyrs, le nombre des confesseurs
ne fut pas moindre : j'essayerai de dire quelque chose à leur sujet. Un Vandale,
millenier de l'armée barbare, avait pour esclaves Martinianus, Saturianus et
leurs deux frères; il avait en outre à son service une chrétienne, grande
servante du Christ, nommée Maxima, dont le corps n'était pas moins beau que le
cœur était noble. Martinianus était armurier de son état, et il passait pour
être bien vu de son maître. Quant à Maxima, elle avait été préposée à toute la
maison; en sorte que le Vandale crut que le meilleur moyen d'assurer leur
fidélité était d'unir par les liens du mariage Martinianus et Maxima. Le premier
aspirait au mariage comme le font tous les jeunes gens dans le monde; mais
Maxima, qui s'était déjà consacrée à Dieu, se refusait aux noces de la terre. Le
jour vint enfin où, les deux époux se trouvèrent réunis seuls dans la chambre
nuptiale. Au moment où, dans sa bonne foi, Martinianus, qui ne connaissait pas
les desseins de Dieu sur lui, invitait Maxima à partager avec lui la couche
nuptiale, comme si elle eût été vraiment son épouse, la servante du Christ lui
adressa cette parole énergique : «C'est au Christ, Martinianus mon frère, que
j'ai donné tout pouvoir sur mon corps; je ne puis donc accepter une union
terrestre, puisque j'ai déjà un véritable époux dans le ciel. Mais écoute mon
conseil : il est encore temps pour toi d'embrasser avec amour le service de
celui-là même que mon cœur a choisi pour époux.» Il arriva, grâce à Dieu, que le
jeune homme suivit les exhortations de la vierge, et eut ainsi le bonheur de
gagner, lui aussi, son âme. Bien plus, dans l'élan de la dévotion que lui
donnait sa conversion récente, à l’insu du Vandale qui ne pouvait se douter du
caractère tout spirituel de leur union, il persuada à ses trois frères de
partager avec lui, comme un héritage, le trésor qu'il avait trouvé. Les ayant
donc gagnés à son dessein, il s'enfuit avec eux durant la nuit, accompagné de la
vierge du Seigneur : ils se rendirent au monastère de Tabraca, alors dirigé par
le digne abba André, tandis que Maxima entrait dans un couvent de vierges situé
non loin de là. Mais leur maître Vandale fit faire, pour les retrouver, des
recherches dans toutes les directions, même à prix d'argent, et l'on finit par
savoir ce qui s'était passé. Voyant qu'ils avaient secoué son joug pour
embrasser celui du Christ, il les jeta dans les fers; puis il accabla ces
serviteurs de Dieu de mille tourments, non seulement pour les décider à violer
leur vœu de chasteté, mais, ce qui était plus grave, pour les forcer à souiller
dans la honte d'un second baptême la parure de leur foi. Geisérich eut
connaissance de ces faits : aussitôt il manda à ce cruel bourreau de ne pas
faire grâce à ses victimes avant qu'il les eût réduites à suivre sa volonté; il
fit confectionner pour les tourmenter de solides bâtons garnis symétriquement de
pièces de bois, qui les rendaient semblables à des scies : sous la grêle des
coups administrés sur le dos, non seulement les os se brisaient, mais les pièces
de bois pénétraient dans les chairs et y restaient de manière à doubler la
torture. Le sang ruisselait, souvent les chairs déchirées mettaient à nu les
entrailles; mais, régulièrement, l'on trouvait le lendemain les confesseurs
sains et saufs, guéris qu'ils étaient par le Christ. À plusieurs reprises et
pendant longtemps l'on constata qu'ils ne portaient aucune trace de leurs
blessures, car l'Esprit saint les leur fermait à mesure qu'ils en avaient reçu.
Maxima fut ensuite renfermée dans un étroit cachot, puis étendue cruellement à
terre, fixée à des pieux aigus; une foule nombreuse de serviteurs de Dieu la
visitait souvent dans ses tourments : il arriva un jour, en présence de ses
visiteurs, que la solide poutre de bois qui lui servait d'entrave se brisa comme
si elle eût été pourrie. Ce miracle fut aussitôt publié bien haut; le gardien
même de la prison nous en a attesté l'authenticité sous la foi du serment.
Le
Vandale refusa de voir là une intervention divine : aussi la colère de Dieu ne
tarda-t-elle pas à s'abattre sur sa maison. Lui et ses fils moururent
subitement; ses esclaves et son meilleur bétail le suivirent de près dans le
trépas. La veuve de ce Vandale, privée tout d’un coup de son époux, de ses fils
et de tous ses biens, offrit les serviteurs du Christ à un parent du roi, nommé
Sersaon. Eu reconnaissance d'un don si gracieux, celui-ci lui en témoigna toute
sa satisfaction; mais aussitôt le démon se mit à tourmenter de mille manières
les fils et les serviteurs de ce pauvre homme, à cause des chrétiens qu'on lui
avait donnés. Le roi en fut averti : il ordonna alors qu'on les reléguât chez un
certain roi Maure, nommé Capsur. Quant à Maxima, honteux d'avoir été vaincu par
elle, il lui rendit sa liberté : jusqu'à ce jour, elle a conservé sa virginité
et est devenue la mère de nombreuses vierges du Seigneur. Il nous a même été
donné de la visiter souvent.
Les serviteurs de Dieu, arrivés au terme de
leur voyage, furent remis a ce roi Maure, qui habitait une contrée déserte,
nommée Capra-Picta. Voyant les rites sacrilèges que pratiquaient ses sujets
idolâtres dans leurs sacrifices, ils entreprirent de leur faire connaître notre
Dieu par leurs paroles et leurs exemples : ils gagnèrent ainsi au Christ une
multitude d'infidèles, à qui personne auparavant n'avait parlé du nom chrétien.
Ce champ une fois remué et sarclé par le soc de la prédication, on songea à y
faire jeter la semence évangélique et à répandre sur lui la rosée du saint
baptême. Les serviteurs de Dieu choisirent alors des hommes de confiance et les
engagèrent sur les routes interminables du désert. Ils atteignirent enfin la
ville de Rome, et là ils supplièrent l'évêque d'envoyer à ce peuple converti un
prêtre et des diacres. Le prélat se fit un plaisir de condescendre au désir qui
lui était exprimé; on construisit alors une église, et une foule immense de
barbares reçurent le saint baptême, et de ces loups sortit un troupeau d'agneaux
que sa fécondité multipliait sans cesse.
Capsur prévint Geisérich de ce qui
se passait. À cette nouvelle, le roi Ne put retenir sa colère : il ordonna de
faire périr les serviteurs de Dieu de la façon suivante : on les attacherait par
les pieds à la queue de quatre chevaux attelés ensemble et lancés au galop à
travers les buissons épineux des forêts; les corps de ces innocentes victimes,
traînés ainsi en tous sens, au milieu des épines et des broussailles, seraient
déchirés en lambeaux : toutes choses étaient arrangées de manière qu'ils pussent
assister au trépas les uns des autres. Les chevaux indomptés les entraînèrent
donc, ainsi liés, dans leur course furieuse. Les Maures se lamentaient d'un tel
spectacle; mais eux, se voyant dans cette position, si rapprochés les uns des
autres, et malgré l'horreur de cette course vagabonde, se disaient mutuellement
adieu en ces termes : «Priez pour moi, mon frère, voici que le Seigneur a comblé
nos désirs; ainsi parviendrons-nous au royaume des cieux !» Ils rendirent
saintement leur âme à Dieu au milieu de leur prière et du chant des psaumes, à
la grande joie des anges. Depuis lors, notre Seigneur Jésus -Christ n'a cessé de
produire en cet endroit les plus grands miracles : l'ancien évêque de Buconita,
le bienheureux Fausta, nous a notamment raconté la guérison d'une aveugle,
guérison dont il avait été témoin.
À partir de ce jour, la fureur de
Geisérich contre l'Église de Dieu ne fit que s'accroître. Il envoya en Zeugitane
un certain Proculus, avec mission de contraindre les prêtres du Seigneur à
livrer les objets du culte et tous les Livres saints; mais auparavant il devait
leur enlever toutes leurs armes, afin, par cette ruse, de se rendre plus
facilement maître d'eux. Sur le refus de ces prêtres de livrer ce qu'on leur
demandait, les barbares se mirent à piller eux-mêmes les églises, et, détail
horrible, des linges d'autel, ils se firent des chemises et des fémoraux ! Mais
Proculus, qui s'était fait l'exécuteur de ce mandat, fut bientôt réduit à se
manger la langue, par morceaux, et trouva ainsi son châtiment dans la plus
honteuse des morts. À cette époque, le saint évêque d'Aba, Valérien, qui avait
résisté héroïquement pour ne pas livrer les choses saintes, fut, sur l'ordre du
tyran, expulsé de la ville et condamné à vivre seul : la défense même avait été
faite à qui que ce fût de lui donner asile dans sa maison ou dans son champ — de
sorte qu'il vécut longtemps en plein air, sur la voie publique : il était plus
qu'octogénaire : j'eus alors le bonheur, dont j'étais bien indigne, de le
visiter dans cet exil.
Une certaine année, le jour de la fête de Pâques, le
peuple de Regia avait forcé les portes de l'église, que la persécution avait
fermées, et s'y était réuni en l'honneur des solennités pascales : les Ariens
s'en aperçurent; sur-le-champ un de leurs prêtres, nommé Auduit, racola une
troupe de gens armés, qu'il lança à l'attaque de cette foule innocente. Ces gens
firent irruption dans l'église, le glaive au clair, et se livrèrent au carnage,
tandis que d'autres, postés sur les toits, criblaient l'assistance de leurs
flèches, lancées par les fenêtres. Précisément un lecteur debout à l'ambon
chantait la mélodie alléluiatique, le peuple de Dieu écoutant et répondant
alternativement; à l'instant une flèche vint l'atteindre à la gorge; ses mains
laissèrent aussitôt échapper le livre, et lui-même s'affaissa sans vie. Un très
grand nombre d'assistants tombèrent à l'entour de l'autel, frappés à mort par
les flèches et les javelots. Et ceux qui, pour le moment, échappèrent au glaive,
furent dans la suite, sur l'ordre du roi, accablés de mauvais traitements et
massacrés pour la plupart, surtout ceux d'un âge avancé.
En plusieurs
endroits, à Tunazuda, à Galies, à Vicus Ammoniœ et ailleurs encore, les ariens
pénétrèrent dans les églises au moment où l'on distribuait la sainte Eucharistie
aux fidèles : dans le paroxysme de leur rage, ils renversaient à terre le corps
et le sang du Christ, et le foulaient de leurs pieds souillés.
Sur le conseil
de ses évêques, Geisérich avait décrété que l'on n'admettrait que des ariens aux
diverses charges du palais, dans sa propre résidence et dans celles de ses fils.
Ce fut là une raison d'inquiéter entre autres notre frère dans la foi,
Armogaste. Comme ils le torturaient souvent et longtemps en serrant ses jambes
et son front avec des cordes qui résonnaient sous l'effort de la tension et
qu'ils montraient, en hurlant, ridé, ou plutôt labouré son front sur lequel le
Christ avait imprimé le signe de sa croix, lui levait les yeux au ciel, et les
nerfs de bœufs se rompaient comme de simples fils d'araignée. Lorsque les
bourreaux s'aperçurent que tous leurs nerfs de bœufs s'étaient ainsi rompus, ils
se firent apporter sans tarder des cordes de chanvre plus solides encore; mais
elles s'usèrent toutes sur lui, sans qu'il proférât d'autre parole que le nom du
Christ. On le pendit alors par un pied, la tête en bas : il s'endormit, à la vue
de tous, comme s'il eût reposé sur un lit de plumes. À bout de procédés pour le
faire souffrir, le fils du roi, Théodoric, auquel appartenait Armogaste, ordonna
enfin qu'on lui tranchât la tête; mais son prêtre Jucundus l'en détourna : «Vous
pourrez, lui dit-il, le faire mourir à force de vexations. Mais si vous employez
le glaive, les Romains vont le faire passer pour un martyr.» Théodoric le
condamna donc à creuser des fossés, dans la Byzacène. Quelque temps après, comme
pour l'humilier davantage en l’exposant aux regards de tous, il l'envoya garder
les vaches tout près de Carthage.
Cependant le serviteur de Dieu apprit du
Seigneur que le jour de son «repos» était proche; il fit alors venir près de lui
le procurateur de la maison de Théodoric, un fervent chrétien nommé Félix, qui
le vénérait comme un apôtre, et il lui adressa ces paroles : «L'heure de mon
trépas a sonné; au nom de notre commune foi, je te conjure de vouloir bien
m'ensevelir au pied de ce caroubier : si tu ne le fais pas, c'est à notre
Seigneur que tu en rendras compte.» La cause de ce désir n'était pas le souci du
lieu ni du mode de sa sépulture, mais bien la manifestation de ce que, le
Seigneur avait révélé à son serviteur. Mais Félix répondit : «Dieu m'en garde,
vénérable confesseur; c'est dans une de nos basiliques que je vous enterrerai,
et avec la solennité et les chants d'action de grâces que vous méritez.» — «Non
pas, repartit Armogaste, mais fais ce que je t'ai demandé.» Pour ne pas
contrister l'homme de Dieu, Félix lui promit d'accomplir fidèlement son désir. À
peu de jours de là, celui qui en sa compagnie avait courageusement confessé la
foi, quitta cette vie, et Félix s'empressa de lui creuser au pied de l'arbre la
tombe qu'il avait demandée.
Retardé dans son travail, que les racines
entrelacées et le sol durci rendaient pénible, il craignait que la dépouille du
saint ne tardât trop à être inhumée. Enfin on vint à bout des racines, et, en
creusant plus profondément, l'on trouva tout préparé un sarcophage du marbre le
plus précieux, tel qu'aucun roi peut-être n'en eut jamais de semblable.
Je
ne dois pas omettre non plus de mentionner un certain chef de comédiens, nommé
Mascula. Après avoir essayé des embûches pour lui faire abjurer la foi
catholique, le roi s'employa lui-même à le séduire par mille promesses
terrestres : il le comblerait de richesses, si seulement il voulait se montrer
docile à ses volontés. Mais lui resta fort et invincible dans sa foi : aussi
fut-il condamné à la peine capitale; toutefois l'astucieux tyran donna cet ordre
secret au bourreau : s'il voyait sa victime trembler au dernier instant, à la
vue du glaive levé pour
la frapper, il devait l'immoler aussitôt pour éviter
d'en faire un martyr glorieux; si, au contraire, il voyait le confesseur ferme
dans sa foi, il l'épargnerait. Affermi par le Christ, ce chrétien resta dans la
confession de sa foi aussi inébranlable qu'une colonne, et c'est le front haut
qu'il sortit de cette épreuve. Dans sa haine, notre ennemi avait refusé de faire
un martyr, mais il n'avait pu vaincre le confesseur.
Vers le même temps nous
avons connu un certain Saturus, membre distingué de l'Église du Christ : avec le
franc-parler que donne la foi catholique, il ne craignait pas de dénoncer
constamment la perversité arienne, bien qu'il fût procurateur de la maison
d'Hunérich. Accusé de ce chef par un certain diacre Marivadus, pour qui le
misérable Hunérich avait une prédilection particulière, on le fait comparaître,
afin de l'engager à embrasser l'arianisme : on lui promet honneurs et richesses
s'il y consent mais s'il refuse, les supplices les plus cruels lui sont préparés
ou lui donne le choix : s'il n'obéit aux ordres du roi, après examen judiciaire,
on lui confisquera sa maison et ses biens, on lui prendra ses esclaves et ses
fils, et en sa présence l'on unira son épouse à un chamelier. Devant cette
menace, Saturus provoquait ses ennemis, afin qu'elle se réalisât plus tôt. Mais
son épouse l'apprend, et va, sans le prévenir, demander à ses juges de lui
accorder un sursis. Nouvelle Ève, elle se rend alors près de son époux, conduite
et conseillée par l'infernal serpent. Mais lui ne voudra pas imiter Adam en
touchant au fruit défendu qui le séduit : car il n'est pas «Indigent», mais
«Saturus», c'est-à-dire surabondant, étant rassasié de l'abondance de la maison
de Dieu, et s'étant abreuvé au torrent de ses délices.»
Cette femme se
dirige donc, les vêtements déchirés, la chevelure en désordre, vers l'endroit où
son mari prie solitaire : elle est accompagnée de ses fils et porte dans ses
bras sa petite fille, qu'elle nourrit encore de son lait. Avant que son mari ait
pu la voir, elle la dépose à ses pieds, et lui entourant les genoux de ses bras
suppliants, elle lui fait entendre sa voix de serpent : «Aie pitié de moi et de
toi, très cher ami, aie pitié de nos enfants que tu vois devant toi; ne laisse
pas réduire à l'esclavage ceux qu'ennoblit l'illustration de notre race; ne
permets pas que je sois, du vivant même de mon époux, soumise à une union
indigne et honteuse, moi qui, parmi mes compagnes, ai toujours été fière de mon
Saturus ! Ce qu'on demande de toi, plusieurs sans doute l'ont déjà fait, et de
leur propre mouvement; mais toi, c'est contre ton gré que tu l'accompliras, le
Seigneur le sait bien !»
Saturus répondit, empruntant les paroles du saint
homme Job : «Tu parles comme une insensée. Malheureuse ! s'il n'y avait au monde
que les tristes joies de cette vie, je redouterais vraiment ce dont on nous
menace. Mais tu es le jouet du démon, ma pauvre femme : si tu m'aimais, jamais
tu n'entraînerais ton mari à subir deux fois la mort. Qu'on m'enlève donc mes
fils, qu'on me ravisse ma femme, que l'on me prenne mes biens; confiant dans la
promesse de mon Dieu, je me rappellerai toujours cette parole : celui qui ne
renonce à sa femme et à ses enfants, à ses champs et à sa maison, ne peut être
mou disciple.»
Qu'y avait-il à ajouter ? La femme, vaincue, n'eut qu'à se
retirer avec ses enfants. Saturus, affermi dans sa volonté de souffrir le
martyre, fut aussitôt jugé, dépouillé de tous ses biens, accablé de mauvais
traitements, et réduit à mendier; bien plus, une défense formelle supprima tout
moyen de le secourir. On avait donc réussi à lui enlever tout, mais on ne put
lui ravir la livrée de son baptême.
À la suite de tous ces méfaits,
Geisérich fit fermer l'église de Carthage, après avoir dispersé et exilé en
divers endroits ses prêtres et ses diacres, car elle n'avait plus d'évêque.
C'est à peine si, dans la suite, les prières de Zénon, transmises par le patrice
Sévère, parvinrent à la faire rouvrir; et, de la sorte, tous revinrent d'exil.
Geisérich sévit aussi en Espagne, en Italie, en Dalmatie, en Campanie, en
Calabre, en Apulie, en Sicile et en Sardaigne, dans le Brutium et la Lucanie, en
Epire et en Grèce; mais ceux qui ont souffert dans ces différents pays
raconteront mieux que moi ces tristes choses. Et nous-mêmes nous arrêtons là le
récit de la persécution que Geisérich exerça contre nous avec autant de superbe
que de cruauté. Ce tyran avait régné trente-sept ans et trois
mois.
LIVRE II
À la mort de Geisérich, son
fils aîné Hunérich lui succéda. Au début de son règne, il usa de l'habileté
commune aux barbares, se montrant doux et modéré surtout à l'égard de notre
religion : les fidèles eurent permission de s'assembler pour la prière commune,
alors que Geisérich avait interdit ces sortes de réunions. Pour afficher son
zèle religieux, il fit rechercher avec soin les hérétiques manichéens :
plusieurs subirent le supplice du feu, d'autres, en grand nombre, furent
embarqués pour les contrées d'outre-mer. Ces recherches lui firent constater que
la plupart de ces manichéens, surtout parmi les prêtres et les diacres, étaient
adeptes de sa religion arienne — il en conçut une grande honte, et ce lui fut un
motif pour redoubler de fureur contre eux. Parmi les moines ariens, on en
découvrit un, nommé Clementianus, qui portait inscrits sur la cuisse les mots
suivants : «Manichéen, disciple du Christ Jésus.»
Cette conduite du monarque
lui valut l'estime publique; mais une chose déplut en lui, son insatiable
cupidité, dont les convoitises ne connaissaient pas de bornes, ce qui le portait
à accabler les provinces de son royaume de vexations et de taxes extraordinaires
: aussi pouvait-on avec raison dire de lui : Le roi, qui manque de revenus,
recherche les procès.
D'autre part il permit, sur la demande de l'empereur
Zénon et de Placidie, veuve d'Olybrius, que l'Église de Carthage se choisît un
évêque de son goût : depuis vingt-quatre ans déjà elle était privée de cet
ornement. Il lui envoya donc l'illustre Alexandre, avec mission de veiller à
l'élection par le peuple catholique d'un prélat digne; il chargea en même temps
son notaire Witarit de porter à Carthage et de lire au peuple assemblé une
déclaration conçue en ces termes : «Voici ce que vous mande votre maître et
seigneur : l'empereur Zénon et la très noble Placidie nous ont fait supplier par
l'illustre Alexandre d'accorder à l'Église de Carthage un évêque de votre
religion; nous ordonnons donc qu'il en soit fait ainsi. Mais nous leur avons
répondu et avons fait dire à leurs envoyés que vous pourriez élire un évêque de
votre choix comme ils l'ont demandé, à la condition expresse que les évêques de
notre religion arienne qui habitent Constantinople et les provinces d'Orient,
auraient le droit, reconnu du gouvernement, de prêcher au peuple dans leurs
églises et d'y célébrer le culte divin dans la langue qu'il leur plairait, comme
vous avez vous-mêmes, tant à Carthage que dans les autres Églises d'Afrique, la
liberté de célébrer chez vous le saint sacrifice, de prêcher et d'accomplir les
prescriptions de votre religion comme vous l'entendez. Si l'on n'observe pas à
leur égard cette tolérance, nous exilerons chez les Maures, non seulement
l'évêque qui aura été consacré à Carthage, avec tous ses clercs, mais encore
tous les prélats et leur clergé résidant en Afrique.»
À la lecture de ce
décret, qui nous fut donnée publiquement le 14 des calendes de juillet, nous
commençâmes à nous lamenter en silence : car nous devinions dans cette ruse des
méchants une préparation de la persécution prochaine; nous répondîmes même au
légat du roi que, s'il en était ainsi, l'Église de Carthage ne pouvait se
réjouir d'avoir an évêque à des conditions si dangereuses; aussi bien le Christ
la gouvernerait lui-même, comme il n'avait jamais cessé de le faire jusque-là.
Mais le légat ne voulut pas accepter ce refus. En même temps le peuple réclamait
avec emportement que l'élection se fit sans tarder; il poussait des cris
étourdissants et personne ne pouvait lui faire entendre raison.
On consacra
donc évêque un personnage pieux et ami de Dieu, du nom d'Eugène : ce fut là pour
l'Église de Dieu une cause de grande joie et de liesse sans borne. Le peuple
catholique, bien qu'il fût sous la domination barbare, se réjouissait d'avoir
enfin retrouvé un pasteur. Les jeunes gens et les jeunes filles n'avaient pour
la plupart jamais vu d'évêque siéger à Carthage, et ils se félicitaient
joyeusement entre eux de cet événement. De plus, le saint évêque Eugène devint
par la pratique de toutes les bonnes œuvres un objet de vénération et de respect
pour tous, même pour les hérétiques; il se rendit si cher à son peuple que tous
eussent volontiers donné leur vie pour lui, si la nécessité s'en était
présentée. Le Seigneur se plut aussi à répandre par ses mains de telles aumônes,
qu'on avait peine à s'expliquer comment il pouvait suffire à ces largesses, car
il était notoire que, les barbares s'étant emparés de tout, l'Église ne
possédait plus un écu. On ne saurait dire les, trésors d'humilité, de charité et
de piété que le ciel lui avait départis. Jamais il ne gardait d'argent par
devers lui, à moins qu'il n'en eût reçu tard dans la soirée, à une heure où le
soleil, arrivé au terme de sa course, avait déjà cédé la place aux ombres de la
nuit. Loin de satisfaire l'amour de l'argent, il gardait seulement de quoi parer
aux nécessités de la journée. Aussi le Seigneur lui donnait-il chaque jour de
plus amples ressources.
Mais son nom devenant de plus en plus connu et
célèbre, les évêques ariens en éprouvèrent une telle jalousie qu'ils le
barcelèrent constamment de leurs calomnies, et Cyrilas plus que tous les autres.
Qu'ajouterais-je ? Ils suggérèrent au roi le dessein de l'empêcher de siéger
désormais sur le trône de son église, et de parler au peuple selon l'habitude.
Ils voulurent même obtenir de lui qu'il chassât de son église tous ceux, hommes
et femmes, qu'il verrait y pénétrer habillés à la façon des barbares. Mais sa
réponse fut ce qu'elle devait être : «La maison du Seigneur est ouverte à tous;
nous ne pouvons en interdire l'entrée à personne;» et ce langage était d'autant
plus motivé que beaucoup de nos catholiques étaient obligés de se vêtir à la
barbare par le fait qu'ils étaient attachés au service du palais.
Sur ce
refus de l'homme de Dieu, le tyran décida d'aposter ses satellites aux portes de
l'église : voyaient-ils passer devant eux un homme ou une femme habillés à la
mode barbare, aussitôt, à l'aide de bâtons munis de petits crocs, ils leur
saisissaient la chevelure, l'enchevêtraient dans leurs instruments, puis, tirant
violemment, arrachaient avec elle tout le cuir chevelu. Certains perdirent
instantanément la vue dans ce supplice, d'autres même y succombèrent, sous la
violence de la douleur. Après avoir subi ce tourment, les femmes, le crâne ainsi
dépouillé, étaient promenées par les places publiques, précédées d'un héraut, et
exposées en spectacle à la ville entière : mais elles ne voyaient qu'avantage
pour elles dans cet affront qu'on leur infligeait. Nous connaissions la plupart
de ces chrétiens : nous n'en savons pas un seul qui, sous la pression même du
tourment, ait dévié du droit chemin.
Ne pouvant entamer de cette façon le
rempart de leur foi, Hunérich imagina de supprimer aux serviteurs de son palais
les vivres et le traitement qu'il avait coutume de leur fournir; à ces peines,
il ajouta encore la fatigue des travaux à la campagne. Il envoya dans la
campagne d'Utique des gens de condition libre et de complexion délicate, couper
les moissons sous les ardeurs d'un soleil brûlant : tous s'y rendirent contents,
le cœur rempli d'une joie toute divine. En leur société se trouva un homme dont
la main desséchée refusait depuis de longues années toute sorte de services. Ce
fut une raison pour ce serviteur de s'excuser en toute sincérité de son
incapacité au travail, mais on le contraignit violemment de s'y rendre quand
même. Quand donc l'on fut arrivé au lieu désigné, tous se mirent à prier
particulièrement pour lui, et Dieu dans sa bonté daigna rendre la santé à sa
main desséchée.
Ainsi commença pour nous la persécution d'Hunérich : ce fut
le début de nos souffrances et de nos angoisses.
Après avoir montré pendant
longtemps la plus grande modération à l'égard de tout, hanté qu'il était par le
désir, qui lie se réalisa pas, d'assurer le trône à sa postérité, ce prince se
mit a sévir cruellement contre son propre frère Théodoric et ses enfants, et
aussi contre les fils de son autre frère Genturis. Pas un n'eût trouvé grâce
auprès de lui, si la mort n'était venue mettre un terme à ses desseins. Tout
d'abord, sachant combien rusée était la femme de son frère Théodoric et
craignant sans doute qu'elle n'armât contre sa tyrannie le bras de son mari ou
celui de son fils aîné, qui lui paraissait habile autant que sage, il la fit
mettre à mort sous un prétexte quelconque. Ce fut ensuite le tour de ce fils
aîné, jeune prince très versé dans les belles-lettres, à qui, d'après l'ordre de
succession établi par Geisérich, le trône devait échoir de préférence parce
qu'il était l’aîné de ses petits-fils. — Dans la suite, Hunérich renchérit
encore sur sa cruauté par ce nouveau forfait : en pleine ville, à la face du
peuple massé devant les degrés de la nouvelle place, il fit brûler vif un évêque
de sa religion, Jucundus, qui avait titre de patriarche, pour le seul fait
d'être très en faveur près de la famille de Théodoric : il craignait sans doute
que son crédit n'aidât cette famille à s'emparer du trône. Dans ce crime indigne
nous vîmes l'annonce pour nous de tribulations prochaines et nous nous disions
entre nous : «S'il a montré une telle cruauté à l'égard de l'un de ses évêques,
comment pouvons-nous espérer qu'il épargnera nos personnes et notre religion ?»
Une cruelle sentence d'exil vint ensuite frapper le fils aîné de Genturis,
Godagis et son épouse, qui se virent même refuser la consolation d'emmener avec
eux au moins un esclave ou une servante.
Quant à son frère Théodoric, après
le supplice de son épouse et de son fils, il l'envoya pareillement en exil, dans
le dénuement et l'abandon les plus absolus; après sa mort, le tyran expulsa,
montés sur des ânes, son dernier fils, tout jeune encore, et ses deux filles,
adultes déjà, après leur avoir fait subir maintes vexations. Les comtes et les
grands du royaume eurent aussi leur tour : sous de fallacieux prétextes, il les
poursuivit en grand nombre, uniquement parce qu'il les savait favorables à son
frère : il fit brûler les uns, étrangler les autres, imitant en tout cela
Geisérich, qui avait fait précipiter la femme de son frère, une énorme pierre au
cou, dans le grand fleuve qui arrose Cirta, l'Ampsaga, et qui, après le meurtre
de la mère, avait encore fait périr les enfants. — Avant de mourir, Geisérich
lui avait recommandé, sous la foi du serment, plusieurs des grands de son
empire; mais Hunérich, oublieux de sa promesse et violateur de son serment, les
fit tous périr dans divers supplices ou sur le bûcher. C'est ainsi qu'un certain
Heldicas, que Geisérich avait créé préfet du royaume, subit ignominieusement la
peine capitale, bien qu'il fût épuisé par son grand âge; son épouse et une autre
dame nommée Tencharia furent brûlées vives au milieu de la ville. Sur l'ordre du
tyran, leurs cadavres furent promenés par les faubourgs et les places publiques,
et c’est à peine si, le soir venu, après toute cette journée d'ignominie, ses
évêques obtinrent de lui la permission de les ensevelir.
Gamuth, le frère
d'Heldicas, s'étant réfugié dans l'église, ne pu être mis à mort; mais le prince
le fit enfermer dans des latrines et le condamna à rester longtemps dans cet
infect réduit. Il l'envoya ensuite, en compagnie d'un grossier chevrier, creuser
des trous pour les vignes : mais en plus de cette peine, douze fois par an,
c'est-à-dire chaque mois, il les faisait fouetter cruellement, leur fournissant
d'ailleurs à peine un peu d'eau et de pain pour leur nourriture. Durant cinq
années et plus, ils subirent ces traitements inhumains, qui leur auraient
profité pour leur salut éternel, si, catholiques, ils les avaient supportés pour
la défense de leur foi. Nous ne pouvions taire ces détails, car nous n'aurions
su négliger de montrer la cruauté du roi envers les siens eux-mêmes : non
seulement, en effet, il fit brûler l'évêque Jucundus, comme nous l'avons déjà
dit, mais il fit aussi périr par le feu ou sous la dent des bêtes un très grand
nombre de prêtres et de diacres de la religion arienne.
Lorsqu'il se fut
débarrassé de tous ceux qu'il craignait, croyant affermir ainsi une puissance
qui fut en réalité de bien courte durée, libre désormais de tout souci et de
toute inquiétude, comme un lion rugissant, il tourna tous les efforts de sa
fureur contre l'Église catholique. Mais bien avant le temps de cette
persécution, de nombreuses visions prophétiques avaient été pour nous des signes
avant-coureurs des maux qui nous menaçaient. Deux années environ avant qu'elle
éclatât, un fidèle avait vu, la basilique de Fauste brillamment ornée comme à
l'ordinaire, toute resplendissante de cierges allumés, de tentures et de
flambeaux; tandis qu'il contemplait joyeux cette clarté éblouissante, tout d'un
coup, raconta-t-il plus tard, la splendeur de cette aimable lumière disparut, et
du sein des ténèbres épaisses qui lui succédèrent, se répandit une odeur
insupportable. Bientôt des Éthiopiens parurent; ils chassèrent dehors la troupe
des bienheureux, qui ne cessèrent plus de se lamenter de ce que l'Église ne
devait jamais plus revoir son antique splendeur.
Le témoin de cette vision en
fit le récit à l'évêque Eugène, en notre présence. Un prêtre vit également la
basilique de Fauste toute pleine de fidèles, puis évacuée un instant après et
remplie de porcs et de chèvres.
Un autre fidèle aperçut en vision, toute
prête pour le vannage, une aire couverte de blé, dont, intentionnellement, le
vanneur n'avait pas encore enlevé la paille. Comme il contemplait avec
étonnement l'immensité de ce tas, bien que tout y fût encore mêlé, soudain
s'éleva une tourmente de vent dont l'arrivée se manifesta par un souffle bruyant
et violent. Sous son action, la poussière et la paille s'envolèrent et le
froment seul resta sur l'aire. Alors s'avança un personnage plein de majesté, le
visage resplendissant, les vêtements inondés de clarté; il se mit à trier les
grains vides et desséchés, inaptes à produire la farine, et, lorsqu'enfin il eut
achevé sa minutieuse besogne, de toute cette masse de grains, à peine resta-t-il
un petit tas, excellent il est vrai, mais bien exigu.
Tel autre assura qu'il
avait vu un homme de haute stature debout sur le mont Zicha, et criant de tous
côtés : «Fuyez, fuyez !» Un autre encore vit un ciel d'orage sillonné d'éclairs
et couvert de nuages de soufre; ils lançaient d'énormes quartiers de roches qui
prenaient feu en touchant la terre; leurs flammes extraordinaires pénétraient
dans les maisons, brûlaient tous ceux qu'elles y rencontraient. Celui qui eut
cette vision se cacha, comme il le raconte lui-même, dans un petit réduit, où,
par la miséricorde divine, la flamme ne put l'atteindre, afin sans doute que se
réalisât cette parole du prophète : «Ferme ta porte et demeure caché un moment,
jusqu'à ce que la colère de Dieu ait passé son chemin.»
Le vénérable évêque
Paul, lui aussi, vit un arbre gigantesque ses branches en fleurs se perdaient
dans les raies, et telle était son étendue qu'il couvrait de son ombre l'Afrique
presque entière. Tandis que tous en admiraient avec joie la grandeur et la
merveilleuse beauté, tout d'un coup survint un âne furieux, qui en frappa de la
tête le tronc puissant et le renversa par terre avec grand fracas.
Cet autre
évêque illustre, Quintianus, transporté sur une montagne, aperçut de ce lieu
élevé son immense troupeau, au milieu duquel on distinguait deux marmites en
ébullition. Il y avait là aussi des gens qui égorgeaient des brebis et
plongeaient leurs chairs dans les marmites bouillantes, si bien qu'à la fin le
troupeau tout entier fut anéanti. Ces deux marmites représentaient sans doute
les deux villes de Sicca Veneria et de Laribus, où se rassembla plus tard la
multitude des fidèles et d'où partit, l'incendie; ou bien encore le roi Hunérich
et son évêque Cyrilas. Mais nous en avons assez dit de ces visions, car nous
devons nous restreindre.
Que s'ensuivit-il ? Tout d'abord le tyran porta un
décret redoutable : nul ne pourrait plus occuper au palais aucun emploi civil ou
militaire à moins de se faire arien. Un grand nombre de catholiques étaient
visés par ce décret : ils restèrent fermes, et, plutôt que d'abandonner leur
foi, ils quittèrent la milice du siècle. Mais ensuite Hunérich les fit chasser
de leurs demeures et les relégua, dépouillés de tout, en Sicile et en Sardaigne.
Dans son zèle excessif, un beau jour il décida que le fisc réclamerait pour lui,
surtout le territoire de l'Afrique, les biens de nos évêques décédés; dans le
cas où il se trouverait un évêque pour leur succéder, on ne le consacrerait pas
avant qu'il eût versé au trésor royal une somme de cinq cents pièces d'or. Mais
cet édifice que Satan s'efforçait d'élever, le Christ daigna tout aussitôt le
renverser : les familiers du tyran lui firent en effet cette observation : «Si
nos prescriptions s'accomplissent, nos évêques répandus en Thrace et dans les
autres provinces auront à souffrir de mauvais traitements.»
Il fit ensuite
assembler les vierges consacrées à Dieu, et les livra à des Vandales, qui,
accompagnés de sages-femmes de leur nation, et en l'absence de toute femme
catholique, s'adonnèrent contre toutes les lois de la pudeur à des inquisitions
honteuses sur la personne de ces vierges. Ils les suspendirent ensuite
cruellement, de grands poids attachés aux pieds; tandis qu'ils leur appliquaient
sur le dos, le ventre, les seins et les côtés, des lames rougies au feu, ils
leur criaient : «Confessez donc que vos évêques et vos clercs entretiennent avec
vous un commerce criminel !» Plusieurs d'entre elles, nous le savons,
succombèrent sous la violence de ces tortures; d'autres survécurent, mais elles
restèrent courbées le reste de leurs jours, tant le feu avait resserré et
raccourci leur peau.
Le tyran s'efforçait de découvrir une voix qui le
conduirait à persécuter ouvertement, ce qu'il fit du reste; mais il eut beau
s’ingénier, il ne put arriver à souiller l'Église du Christ.
Aurai-je assez
de larmes pour pleurer ces quatre mille neuf cent soixante-six membres du
clergé, évêques, prêtres, diacres et autres, qui furent exilés dans le désert ?
Plusieurs étaient impotents; certains, avancés en âge, avaient perdu la vue.
Parmi eux se trouvait le bienheureux Félix d'Abarita, qui avait déjà passé
quarante-quatre ans dans l'épiscopat. Voyant, dans notre sollicitude pour lui,
qu'il était incapable de se tenir à cheval, nous eûmes l'idée de faire demander
au roi, par ses familiers, que du moins il permît à ce vieillard d'attendre à
Carthage sa mort prochaine, car il lui était impossible de se rendre en exil. Le
tyran entra alors, dit-on, dans une grande fureur et répondit : «S'il ne peut
aller à cheval, qu'on lie ensemble deux bœufs sauvages qui le traîneront,
attaché par des cordes, au lieu que j'ai désigné.» Nous fûmes donc forcés de le
lier en travers sur un mulet, ainsi qu'un vulgaire tronc d'arbre, et de le
transporter de la sorte tout le long de la route.
On nous réunit tous à Sicea
et à Laribus, où les Maures devaient nous prendre pour nous emmener au désert.
Nous y trouvâmes deux comtes, qui entreprirent méchamment de fléchir les
confesseurs par leurs paroles engageantes et trompeuses. «Qui vous porte,
disaient-ils, à résister avec tant de ténacité aux ordres de notre maître, vous
que le roi pourrait combler d'honneurs, si seulement vous accédiez à sa volonté
?» Mais tous s'empressèrent de protester vivement et de crier : «Nous sommes
chrétiens et catholiques, et nous confessons hautement la Trinité inviolable
dans l'Unité divine.» Cette réponse leur valut une surveillance plus pénible à
la vérité, mais pourtant encore assez large; car nous avions la faculté de nous
rendre dans les églises, d'y prêcher aux fidèles la parole de Dieu, et d'y
célébrer les saints mystères.
Il y avait aussi parmi nous beaucoup de jeunes
enfants poussées par leur tendresse, leurs mères les avaient suivis, les unes se
réjouissant du sort qui leur était réservé, les autres tâchant de les ramener
chez elles; les unes se félicitaient d'avoir enfanté des martyrs; les autres,
voyant leurs enfants sur le point de mourir, voulaient par un second baptême les
détourner de confesser leur foi. Mais pas un ne se laissa séduire par les
caresses; chez aucun les sentiments naturels ne purent faire entrer dans leur
cœur l'amour de la vie terrestre. — Je me ferai le plaisir de raconter
brièvement ce que fit une vieille femme en cette occasion. Comme nous cheminions
vers l'exil, en compagnie des serviteurs du Christ (nous faisions route de
préférence la nuit pour éviter les ardeurs du soleil), nous aperçûmes dans nos
rangs une femme du peuple, portant un petit sac et d'autres vêtements, et tenant
par la main un petit enfant qu'elle consolait en ces termes : «Hâte-toi, mon
petit seigneur, vois avec quel joyeux empressement tous les saints confesseurs
volent à la couronne du martyre !» Nous lui reprochâmes l'indélicatesse qu'il y
avait pour elle, femme, à se mêler à des hommes, et à accompagner l'armée du
Christ; mais elle de nous répondre : «Bénissez-moi, bénissez-moi; priez pour moi
et pour mon petit-fils; car, bien que misérable pécheresse, je suis la fille de
l'ancien évêque de Zura.» — «Pourquoi donc alors, lui dîmes-nous, marchez-vous
en si misérable appareil, et qui a bien pu vous décider à faire une si longue
route ?» Elle répliqua : «J'accompagne en exil ce petit enfant votre serviteur,
afin que l'ennemi ne le trouve pas seul et ne puisse pas le faire périr en le
détournant de la vérité.» Cette réponse nous arracha des larmes, et nous ne
sûmes que dire, sinon que la volonté de Dieu fût faite.
Mais dès que notre
ennemi, qui déjà se disait peut-être en lui-même : «Je vais m'emparer de leurs
dépouilles et en rassasier mon cœur, mon glaive abattra des victimes, et mon
bras fera sentir sa domination,» vit qu'il ne pouvait tromper aucun des
serviteurs de Dieu, il se prit à chercher les réduits les plus étroits et les
plus horribles pour y incarcérer les soldats du Christ. Il leur enleva même la
consolation que leur eût procurée la visite de leurs semblables; il préposa à
leur garde des surveillants et leur fit infliger de cruels tourments; de plus,
il les entassa pêle-mêle les uns sur les autres, serrés comme une nuée de
sauterelles, ou, pour mieux dire, comme des grains du plus précieux froment.
Dans ces étroits espaces, on ne leur accordait même pas un endroit pour leurs
besoins naturels : aussi étaient-ils obligés de les satisfaire sur place, en
sorte que l'infection et la puanteur, qui se dégagèrent bientôt de ces
immondices, devinrent pour eux le plus insupportable des supplices. C'est à
peine si nous pûmes quelquefois fléchir les Maures au moyen d'énormes sommes
d'argent, et pénétrer dans ces réduits pendant le sommeil des Vandales qui les
gardaient. Nous nous engagions alors dans un véritable lac d'ordures, nous y
enfoncions jusqu'aux genoux, en sorte que nous pouvions y voir l'accomplissement
de la prophétie de Jérémie : «Ceux qui ont mangé dans la pourpre se sont
rassasiés d'ordures.» Que pourrais-je ajouter ? M'attarderai-je dans ces détails
? Finalement, au milieu du vacarme des Maures, ils reçurent l'ordre de se
préparer à prendre le chemin de l'exil qui leur avait été assigné.
Ils
sortirent de leur prison un dimanche, le visage et la chevelure tout souillés
d'immondices; les Maures cependant les harcelaient cruellement, tandis qu'ils
chantaient d'un cœur joyeux cette hymne au Seigneur : «Telle est la gloire
réservée à ses saints !» — Ils rencontrèrent en cet endroit le saint évêque
d'Unizibire, Cyprien; consolateur admirable, il savait, au milieu de ses larmes,
témoigner à chacun une affection paternelle; volontiers il eût «donné sa vie
pour ses frères», volontiers il se fût exposé aux tourments, après avoir
distribué tout son avoir aux frères dont il voyait le complet dénuement.
Confesseur lui-même par le cœur et par le courage, il cherchait le moyen d'unir
son sort à celui des confesseurs; dans la suite, après les souffrances multiples
d'une dure captivité, il partit tout joyeux pour l'exil, qu'il avait tant
souhaité.
Quelles multitudes se rendirent alors en ces lieux, des diverses
provinces et des villes, pour visiter les martyrs du Christ ? Les routes et les
voies publiques en pourraient témoigner. Toutefois les fidèles évitaient les
grandes routes, ils préféraient descendre en masse compacte par les sentiers des
montagnes; ils portaient en main des cierges allumés, et venaient déposer leurs
petits enfants aux pieds des confesseurs, en leur disant : «Tandis que vous
courez à la couronne du martyre, à qui confiez-vous notre misérable existence ?
Qui se chargera maintenant de régénérer ces petits enfants dans les eaux de la
fontaine éternelle de vie ? qui nous donnera dorénavant les pénitences à
accomplir et réconciliera les pécheurs ? car c'est à vous qu'avait été dite
cette parole : «Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel;» qui
donc désormais nous conférera le sacrement de pénitence et nous déliera des
entraves de nos fautes en nous accordant la réconciliation ? qui voudra
accompagner nos funérailles des prières solennelles ? qui donc enfin célébrera
parmi nous les rites accoutumés du saint sacrifice? Il nous serait doux de vous
suivre, s'il nous était permis de le faire, afin qu'aucune extrémité ne séparât
les enfants de leurs pères.» Ces paroles et ces larmes furent une raison pour
les barbares de priver désormais les confesseurs de toute consolation. Par
contre, on les pressait de plus en plus pour les faire arriver au lieu qu'on
leur avait destiné et qu'ils avaient tant de peine à atteindre. Bien des
vieillards et des jeunes gens délicats tombaient épuisés par cette marche
forcée; les barbares les poussaient alors de la pointe de leurs lances ou les
frappaient avec des pierres, ce qui ne faisait qu'augmenter leur épuisement.
Pour tous ceux qui décidément ne pouvaient plus marcher, les Maures reçurent
bientôt l'ordre de les lier par les pieds, et de les traîner, ainsi que des
cadavres d'animaux, par des chemins impraticables et semés de cailloux : les
malheureux y laissèrent d'abord leurs vêtements, puis tous leurs membres les uns
après les autres — car ici leur tête se brisait contre les angles aigus des
quartiers de roches; là, leurs côtes se déchiraient; ainsi rendaient-ils l'âme
entre les mains des gens qui les traînaient. Le nombre de ces martyrs fut si
considérable, que nous n'avons pu l'évaluer; mais leurs modestes sépultures, —
Les vaillants, qui purent atteindre jusqu'au désert, furent parqués là tous
ensemble, ne recevant, comme les animaux, qu'un peu d'orge pour toute
nourriture. Cette solitude était peuplée d'animaux venimeux et de scorpions, à
tel point que cela paraît peu croyable à ceux qui ne connaissent pas ce pays;
les premiers, par leur souffle seul, pouvaient atteindre de leur virus ceux
mêmes qui étaient à distance; quant aux scorpions, chacun sait que leur piqûre
est incurable. Mais, grâce à la protection divine, le venin de ces reptiles n'a
nui jusqu'à présent à aucun des serviteurs du Christ. — Bientôt après, les
grains d'orge dont ils se nourrissaient leur furent supprimés. Mais quoi ? Le
Seigneur, qui avait envoyé la manne à nos pères, ne pourrait donc pas nourrir de
nouveau ses enfants au désert ?
Cependant le tyran préparait de nouvelles
rigueurs contre l'Église de Dieu : non content d'avoir déjà retranché plusieurs
de ses membres, il voulait anéantir son corps tout entier.
Le jour de
l'Ascension de notre Seigneur, il fit remettre à l'évêque Eugène un édit, qu'il
devait lire à l'Église en présence de Réginon, légat de l'empereur Zénon; ce
décret, que des messagers portèrent sur tous les points de l'Afrique, était
ainsi conçu : «Hunérich, roi des Vandales et des Alains, à tous les évêques
partisans du «consubstantiel». Vous connaissez tous l'interdiction que nous
avons dû porter contre vos prêtres, non pas une fois, mais à plusieurs reprises,
de célébrer leurs assemblées religieuses dans les provinces cédées aux Vandales,
pour les empêcher de séduire et de troubler les âmes chrétiennes. Or l'on a
découvert que plusieurs d'entre eux avaient, au mépris de cette loi, célébré la
messe dans les provinces qui nous sont échues, objectant, pour leur défense,
qu'ils professaient la règle de la foi chrétienne dans son intégrité. Aussi,
comme nous voulons couper court à tout scandale dans les pays que Dieu nous a
confiés, avons-nous décidé, sous son inspiration et du consentement de nos
saints évêques, qu'aux prochaines calendes de février vous eussiez à vous réunir
tous à Carthage : personne ne pourra alléguer la crainte comme excuse; là, vous
soumettrez à la discussion avec nos vénérables évêques les points de notre foi,
et vous aurez à établir, par la sainte Écriture, votre croyance au
«Consubstantiel», afin que nous puissions juger de la pureté de votre foi. Nous
avons envoyé cet édit à tous les évêques nos collègues établis dans toute
l'Afrique.
«Donné le 13 des calendes de juin, la 7e année
d'Hunérich.»
Lorsque nous eûmes pris ensemble connaissance de cette
missive, «notre cœur en fut tout accablé et nos yeux s'assombrirent»; dès lors,
en vérité, les larmes remplacèrent nos jours de fête et les lamentations nos
cantiques : car l'édit annonçait par sa teneur qu'une terrible persécution était
proche. Dire «nous voulons couper court à tout scandale dans les provinces que
Dieu nous a confiées», signifiait à nos yeux «nous ne voulons plus de
catholiques dans le royaume». Nous nous consultâmes sur le parti à prendre; pour
tenter d'arrêter cette calamité qui nous menaçait, nous ne trouvâmes qu'un seul
expédient; le saint évêque Eugène essaierait près du tyran le dernier moyen de
fléchir son cœur, si la chose était encore possible : il lui enverrait une
supplique où il exposerait son sentiment en ces termes : «Toutes les fois que
l’âme, la vie éternelle ou la foi, chrétienne sont en question, nous devons, —
la sage prévoyance du roi nous y autorise, — faire connaître sans crainte ce qui
nous parait le parti le meilleur. Le compromis royal nous autorise à nous
acquitter sans crainte du devoir où nous sommes de faire connaître tout ce qui
convient chaque fois que l'on aborde une question touchant l'âme, la vie
éternelle ou la foi chrétienne, Votre Royale Majesté a daigné récemment envoyer
un avis à mon humble personne; le notaire Witarit, qui nous l'a communiqué, nous
l’a donné une connaissance exacte et fidèle, dans l'église, en présence du
clergé et du peuple. Nous y avons appris que le roi avait également fait
transmettre à tous nos collègues dans l'épiscopat l'ordre de se réunir, au jour
marqué, afin d'exposer leur foi : nous avons notifié que nous accédions avec
respect à la requête. Mais nous avons humblement fait remarquer au notaire royal
que les projets du prince devaient être portés à la connaissance de tous nos
frères dans la foi, qui habitent les régions d'outre-mer; car partout on
reconnaît l'autorité de cette foi, et par suite ce n'est pas seulement l'intérêt
des provinces d'Afrique qui est en cause, mais aussi celui du monde entier. Et
puisque je me suis engagé à présenter ma supplique au prince, je supplie Votre
Grandeur, ai-je dit au notaire, de bien vouloir porter la présente requête au
roi, mon très miséricordieux seigneur; la clémence royale sera ainsi informée
qu'avec la grâce de Dieu nous sommes bien loin de décliner et d'éviter le débat
légal, mais que nous ne pouvons nous prononcer sur notre foi sans l'assentiment
de toute la catholicité. Nous supplions Sa Majesté, dont nous connaissons la
grande bonté et la justice éclairée, qu'elle daigne exaucer ces prières. — Donné
par Eugène, évêque de l'Église catholique de Carthage.»
On présenta bien
au roi la supplique du bienheureux Eugène mais, pressé qu'il était d'aggraver
encore le mal qu’il avait conçu, il lui fit répondre par Obade, préfet de son
royaume : «Eugène, réduis en ma puissance tous les empires de la terre, et je
ferai ce que tu me demandes.» À cette parole Eugène lit la réponse qu'elle
méritait : «Jamais proposition aussi déraisonnable n'aurait dû sortir de votre
bouche. Vous imitez celui qui demanderait à un homme de s'élever en volant dans
les airs, ce qui certes n'est pas l'habitude des humains. J'ai dit simplement :
si le souverain tient à connaître la foi une et véritable que nous professons,
qu'il daigne en prévenir ses amis; de mon côté, je demanderai à mes pères dans
l'épiscopat, et surtout au clergé de l'Église de Rome, la tête de toutes les
Églises, de venir nous seconder dans l'exposé que nous vous ferons de notre
commune foi.» Obade se récria : «Eh quoi ! vous vous mettez sur le rang du roi
mon maître !» — «Nullement, repartit Eugène, voici ce que je veux dire : si le
roi désire connaître la foi véritable, qu'il mande à ses amis d'envoyer ici les
évêques catholiques; pour ma part, j'écrirai à mes confrères dans l'épiscopat :
car le présent débat intéresse l'Église catholique tout entière.» Telle était la
demande du vénérable Eugène. Ce n'est pas qu'il manquât en Afrique de hiérarques
capables de tenir tête aux adversaires; mais il y avait un double avantage à
faire venir des évêques à qui l'affranchissement de la domination vandale
donnerait plus de hardiesse dans leur façon de parler, et qui pourraient ensuite
informer toutes les nations de la terre des indignités dont nous étions
victimes.
Mais le roi ne voulut pas entendre raison : du reste il machinait
déjà à son plan: sous le couvert d'affreuses calomnies, il fit accabler de
mauvais traitements ceux de nos évêques dont on lui avait signalé les talents.
Déjà par ses ordres Secundianus de Vibiana avait pris le chemin de l'exil,
après avoir reçu cent cinquante coups de verges; Prœsidius de Sufetula, homme
zélé et fort avisé, subit la même peine.
Le tyran fit également fouetter les
évêques Mansuetus, Germain, Fusculus et plusieurs autres. Entre temps, il
interdit à ses sujets d'admettre à leur table aucun de nos catholiques. Les
Vandales n'y gagnèrent rien; mais ce fut pour nous, au contraire, un
inappréciable avantage. Car, s'il est vrai que, selon le mot de l'Apôtre, «la
parole des hérétiques s'insinue dans l'âme comme la gangrène» dans une plaie, à
quelle souillure ne s'expose-t-on pas lorsqu'on s'assied à leur table ! L'Apôtre
dit en effet «qu'il faut fuir même la table des impies».
Déjà le feu de la
persécution commençait à prendre; le tyran, dans sa rage de dévastation, l'avait
allumé partout. À cette époque, le Seigneur se plut à opérer, par son fidèle
serviteur Eugène, un miracle éclatant que je ne saurais passer sous silence. Il
existait à Carthage un aveugle nommé Félix, fort bien connu de toute la ville.
La nuit qui précédait la fête de l'Épiphanie, le Seigneur lui apparut en songe :
«Lève-toi, lui dit-il, va trouver mon serviteur, l'évêque Eugène, et dis-lui que
je t'ai envoyé vers lui. Lorsqu'il bénira la piscine où doivent être baptisés
les catéchumènes, il te touchera les yeux : aussitôt ils seront ouverts et tu
verras la lumière.» — L'aveugle se rend compte de la vision et de l'ordre qui
lui est donné; mais, se croyant le jouet d'un rêve, comme il arrive souvent, il
ne se leva pas; à peine se rendormait-il, pour la seconde fois il reçoit l'ordre
d'aller trouver Eugène. De nouveau il néglige l'avertissement. Mais une
troisième injonction se fait entendre, plus pressante et plus sévère. Cette
fois, il se décide à réveiller l'enfant qui d'ordinaire le conduit par la main.
D'un pas alerte il se rend à la basilique de Fauste; il y adresse à Dieu une
prière entrecoupée de sanglots, et supplie un diacre, nommé Pérégrinus, de
vouloir bien prévenir l'évêque qu'il a un secret à lui communiquer. L’hiérarque
averti fait entrer le pauvre aveugle. La basilique était à ce moment, en raison
de la solennité, toute remplie du chant des hymnes nocturnes, exécuté par le
peuple chrétien. L'aveugle aborde l'évêque et lui-même narre les circonstances
de sa vision; puis il ajoute : «Je ne vous quitterai pas que vous ne m'ayez
rendu la vue comme vous l'ordonne notre Seigneur !» — «Retirez-vous de moi, mon
frère, lui répond l’hiérarque, je suis un indigne pécheur, le plus coupable des
hommes, moi que le Seigneur a réservé pour cette époque troublée.» Mais le
pauvre homme, lui tenant les genoux embrassés, ne cessait de répéter :
«Rendez-moi la vue, comme il vous a été ordonné.» Eugène considérait cette foi
de l'aveugle, toute dénuée de respect humain; et comme déjà l'heure était venue
de se rendre aux fonts baptismaux avec le clergé, il y emmène l'aveugle avec
lui. Agenouillé sur le sol du baptistère, il appelle, avec gémissements et
sanglots, la bénédiction du ciel sur la fontaine sainte, puis, la bénédiction
terminée, il se lève, et, se tournant vers l'aveugle : «Je vous l'ai déjà dit,
mon frère Félix, je ne suis qu'un pécheur. Mais que Dieu, qui vous a visité,
récompense votre foi et ouvre vos yeux à la lumière !» Et ce disant, il lui
imprime sur les yeux le signe de la croix. Aussitôt, par l'intervention divine,
l'aveugle recouvre la vue. Dans la crainte que la foule enthousiasmée par un tel
miracle n'étouffe l'aveugle guéri, l'évêque le retient près de lui jusqu'à ce
que tous aient été baptisés. Mais, la cérémonie terminée, le prodige éclate aux
yeux de l’assemblée tout entière. Selon l'usage, l'évêque se rend à l'autel, et
Félix l'y accompagne pour offrir à Dieu l'oblation en reconnaissance de sa
guérison : l'évêque la reçoit et la dépose sur l'autel. Alors la joie du peuple
ne connaît plus de bornes, elle éclate en frémissements que rien ne peut
contenir. — Mais déjà un traître s'est empressé d'avertir le tyran. On vient
s'emparer de Félix, on le presse de déclarer ce qui s'est passé et comment il a
recouvré la vue. Au récit du miracle, les prélats ariens s'écrient qu'Eugène a
usé de maléfices pour opérer ce prodige. Cependant la confusion les accable; ils
ne peuvent faire mystère de ce fait éclatant, car par toute la cité on ne
connaît que Félix : mais, comme les Juifs jadis avaient voulu se débarrasser,
par le meurtre, de Lazare ressuscité, ainsi les ariens cherchaient-ils les
moyens de le faire périr.
Cependant on approchait du jour fatal de notre
comparution que le roi avait fixée aux calendes de février. À la date indiquée
se trouvèrent réunis à Carthage, outre les hiérarques de l'Afrique entière, ceux
de plusieurs îles adjacentes : l'affliction et la tristesse remplissaient tous
les cœurs. Pendant plusieurs jours nous n'entendîmes rien dire : le tyran
achevait d'écarter, pour les faire périr ensuite sous des inculpations
mensongères, ceux des évêques catholiques dont il connaissait la science et
l'habileté. Au nombre de ces docteurs était un prélat remarquable entre tous
pour son zèle et l'étendue de ses connaissances : après l'avoir fait languir
longtemps dans un horrible cachot, il le fit périr par le feu, pensant réduire
ainsi les autres par la crainte que leur inspirerait un tel exemple.
Enfin
l'on se réunit pour la discussion annoncée, dans un endroit choisi par nos
adversaires. Afin d'éviter le tumulte des voix, — car nos ennemis auraient pu
dire ensuite que notre multitude les avait débordés, — les nôtres résolurent de
nommer dix d'entre eux qui parleraient au nom de tous. Cyrilas trouva bon de
s'installer avec ses satellites sur un trône élevé, splendidement paré, tandis
que les nôtres restaient debout. À cette vue, les nôtres ne purent s'empêcher de
faire cette réflexion : «On est heureux d'assister à une conférence, quand on
n'y voit pas s'étaler un orgueil outrecuidant, surtout quand on y est venu d'un
commun accord, pour reconnaître loyalement la vérité que doivent proclamer des
juges impartiaux après l'audition des parties adverses. Mais, à présent, qui
connaîtra la cause, qui l'examinera avec assez d'indépendance pour donner gain
de cause à l'exposé de la vérité et condamner l'imposture ?» Tandis que ces
questions s'agitaient, le notaire royal prend la parole : «Le patriarche Cyrilas
a déclaré …» À l'énoncé de ce titre pompeux que, sans y avoir droit, s'était
arrogé le prélat arien, les nôtres protestent avec indignation : «Qu'on nous
lise donc les lettres où l'on a conféré à Cyrilas le titre dont il se pare !»
Cette réclamation suscite les clameurs de nos adversaires, qui se mettent à nous
prêter de mauvais desseins. Puis, comme les nôtres demandent que, si on leur
interdit de contrôler devant la sage assemblée les droits de l’hiérarque, on
leur accorde du moins de différer le débat, l'ordre est donné d'administrer cent
coups de verges à tous les catholiques présents. Le bienheureux Eugène dit alors
: «Que Dieu soit témoin de la violence que l'on nous fait, qu'il considère les
mauvais traitements dont nous accablent nos persécuteurs !» — Se tournant
ensuite vers Cyrilas, nos évêques lui disent : «Expose-nous à présent ce que tu
as décidé.» — «J'ignore le latin, répond Cyrilas.» — «Nous savons au contraire,
lui répliquent les nôtres, que le latin est ta langue habituelle. Ce n'est plus
le moment de te dérober, toi qui es l'auteur de toute cette effervescence.» Mais
par mille nouveaux prétextes, l’hiérarque cherchait à éluder la conférence, car
il voyait les catholiques beaucoup mieux préparés à la discussion qu'il ne
l'avait cru : ils avaient en effet, en prévision des événements, rédigé un
exposé de la foi avec tout l'art et toute l'étendue nécessaires : «Si vous
désirez être renseignés sur notre foi, dirent-ils, la voici telle que nous la
professons.»
…
LIVRE III
Lorsqu'on eut
donné lecture à l'assemblée de cet exposé de la foi catholique, nos adversaires,
dont les yeux aveuglés ne pouvaient supporter l'éclat de la vérité, se mirent à
pousser des cris insensés, et, protestèrent avec véhémence contre le titre de
catholiques que nous avions pris. Dans leur rage, ils nous accusèrent
effrontément auprès de leur prince d'avoir déserté la conférence à la faveur du
tumulte occasionné par nous. Le roi, ajoutant aussitôt foi à ce rapport
mensonger, entra dans une grande colère et se hâta de mettre à exécution ce
qu'il méditait depuis longtemps. Un décret avait été préparé d'avance :
sur-le-champ, il le fit porter dans toutes les provinces de son empire par des
émissaires secrets; et, du même coup, tandis que les évêques se trouvaient à
Carthage, il fit fermer toutes leurs églises et confisquer tous leurs biens au
profit de ses propres évêques. Sans se rendre compte de ce qu'il disait dans ce
décret, ni à qui s'adressaient les paroles dont il se servait, il eut l'audace
de retourner contre nous, en y ajoutant beaucoup de son cru, sous le seul
contrôle de sa volonté tyrannique, une loi qu'avaient jadis édictée les
empereurs chrétiens contre les ariens eux-mêmes et les autres hérétiques, en
l'honneur de l'Église catholique. Telle était la teneur de cette nouvelle loi
:
«Hunéric, roi des Vandales et des Alains, à tous les sujets de son
royaume.
«À la souveraineté royale il appartient de faire retomber les
maux sur ceux qui les ont causés. Quiconque se sent coupable de quelque délit
doit s'attribuer à lui-même la peine qu'il encourt. C'est du jugement même de
Dieu que s'inspire notre clémence, dans ces occasions, pour rendre à chacun
selon ses œuvres, bonnes ou mauvaises, en distribuant suivant le cas le
châtiment ou la récompense.
«Devant l'attitude provocatrice de ceux qui ont
cru pouvoir mépriser les prescriptions de notre père d'illustre mémoire et
celles de notre clémence, nous avons dû prendre le parti de la rigueur. Nos
décrets avaient, en effet, porté à la connaissance de tous l'interdiction faite
aux prêtres partisans du «consubstantiel» de réunir aucune assemblée de fidèles
et de pratiquer leurs mystères corrupteurs au milieu des Vandales. Ils n'ont
tenu aucun compte de cette défense, et même on nous en a cité plusieurs qui
protestaient de la pureté de leur foi. Aussi, comme chacun le sait, avons-nous
fait avertir tous les hiérarques d'avoir à s'assembler, sans crainte, aux
calendes de février, en la huitième année de notre règne, pour tâcher d'établir
un accord sur leurs déclarations : nous leur concédions ainsi un délai de neuf
mois; au bout de ce temps ils se réunirent en effet à Carthage, et nous leur
laissâmes encore quelques jours de répit. Sur leur affirmation qu'ils étaient
prêts à la discussion, nos évêques leur proposèrent, dès la première séance,
d'établir la doctrine du «consubstantiel» par les saintes Écritures, comme ils
en avaient reçu l'ordre; ou bien de condamner tout ce qu'avaient anathématisé à
Rimini et à Séleucie plus de mille hiérarques réunis de tous les points de
l'univers. Mais ils se refusèrent à tout, préoccupés qu'ils étaient uniquement
d'ameuter les foules qu'ils avaient réunies. Qui plus est, lorsque le lendemain
nous leur fîmes porter l'ordre de s'expliquer sur leur foi, ils mirent le comble
à la témérité en empêchant par leurs cris séditieux que l’on n'en vînt au
débat.
«Puisqu'ils mettent ainsi notre autorité au défi, nous avons résolu de
tenir leurs églises fermées aussi longtemps qu'ils se refuseront à la
controverse prescrite : sans doute de détestables conseils leur ont donné tant
d'obstination dans leur refus. C'est de plus pour nous un devoir de stricte
justice, et la teneur des lois mêmes nous y autorise, de retourner contre ces
rebelles les édits qu'avaient rendus dans d'autres circonstances les empereurs
attachés aux mêmes erreurs. D'après leurs prescriptions, aucune église n'était
accessible à d'autres qu'à des hiérarques catholiques; nul autre qu'eux n'avait,
en quelque endroit que ce fût, le droit de réunir des assemblées religieuses,
d'occuper ou de construire aucune église non seulement dans les villes, mais les
plus petits hameaux; celles qui avaient appartenu aux ariens étaient
confisquées, les biens mêmes de nos prélats étaient affectés aux églises
catholiques et à leurs évêques; les ministres du culte ne pouvaient plus se
fixer en aucun endroit, ils étaient proscrits des villes et des campagnes; ils
n'avaient plus le droit ni de baptiser ni de discuter sur des points de
religion, ni d'ordonner les évêques, les prêtres ou quelque autre clerc, sous
peine, pour les consécrateurs comme pour les ordonnés, de se voir infliger une
amende de dix livres d'or : de plus, tout accès était fermé à leurs requêtes;
ceux mêmes qui auraient des besoins spéciaux n'obtiendraient pas davantage : si
enfin cette situation extrême ne triomphait pas de leur constance, on les
chasserait de chez eux et on les enverrait en exil sous bonne
escorte.
«Les laïcs n'étaient pas à l'abri de la fureur de ces empereurs
: on leur enlevait tout droit de léguer, de tester, et d'acquérir quoi que ce
fût, même en héritage, à aucun titre de fidéicommis, de legs, ni d'abandon par
suite de décès en vertu d'aucun codicille ou autre écriture; lés dignitaires
mêmes du palais étaient mis sous le coup d'une condamnation d'autant plus
pénible que leur position était plus élevée : honteusement privés de tous les
égards dus à leur rang, ils se voyaient mettre au rang des criminels publics.
Les ministres des magistrats étaient eux aussi condamnés à une amende de trente
livres d'argent; ceux qui, après l'avoir payée jusqu'à cinq fois, étaient
convaincus de tenir encore à leur erreur, devraient être châtiés de verges et
envoyés en exil.
«Tous les livres appartenant aux prêtres poursuivis
devaient être livrés aux flammes (à ce propos, nous ordonnons à présent qu'on
fasse subir le même sort à tous les écrits où nos ennemis ont puisé l'erreur que
nous poursuivons). Comme nous l'avons dit, chaque personne avait sa peine
spéciale : les illustres devaient payer chacun cinquante livres d'or, les
spectabiles quarante, les sénateurs trente, les principales vingt, les
sacerdotales trente, les décurions, les marchands et les gens du peuple cinq,
les circoncellions dix; si cette peine ne suffisait pas à vaincre leur
constance, leurs biens étaient confisqués et eux-mêmes prenaient le chemin de
l'exil. Les dignitaires dans les cités, les intendants et les fermiers eux-mêmes
étaient châtiés pour tous ceux de la religion arienne qu'ils auraient cachés, ou
qu'ils n'auraient pas dénoncés et amenés devant le juge; bien plus, les
tenanciers de biens royaux étaient condamnés, à titre de peine, à payer au fisc
une indemnité égale à la rente qu'ils servaient au trésor royal. — Aussi, à
notre tour, avons-nous soumis à la même amende tout catholique, propriétaire ou
fermier, qui persisterait dans son erreur. — Les juges mêmes qui ne se hâtaient
pas d'instruire de pareilles causes, payaient leur insouciance du bannissement
et de la peine de mort. Enfin parmi les premiers magistrats, l'on en choisissait
trois que l'on soumettait à la torture, les autres devaient payer une amende de
vingt livres d'or.
«Il est donc temps de contenir par des lois semblables
ces
partisans du «consubstantiel», qui s'obstinent dans cette opinion
perverse. Nous leur défendons d'user à l'avenir des procédés énoncés ci-dessus
dans aucune poursuite judiciaire devant les magistrats des villes. Nous faisons
la même défense aux juges qui ont déjà eu la malveillance d'infliger de rudes
châtiments aux ariens. — Vous tous donc qui tenez pour cette doctrine du
«consubstantiel» solennellement condamnée dans un concile par une multitude
d’hiérarques, nous vous interdisons d'employer aucun des moyens et procédés
indiqués plus haut; mais, en revanche, attendez-vous à subir tous les mêmes
peines, si avant les calendes de juin de la présente année, la huitième de notre
règne, vous ne vous êtes convertis à l'arianisme. Ce long délai, que dans notre
miséricorde nous vous accordons, sera un gage d'indulgence pour ceux qui
renonceront à leur erreur, mais il méritera aussi de terribles châtiments aux
endurcis. Pour ceux, en effet, qui persévéreront dans leur manière de voir, quel
que soit le grade qu'ils occupent dans notre milice, le titre qu'ils portent ou
la fonction qu'ils remplissent, ils supporteront une amende proportionnée à leur
rang, selon le tarif indiqué plus haut, nonobstant la faveur que tel ou tel
d'entre eux aurait pu s'attirer frauduleusement. Les particuliers de tout lieu
et de toute condition seront, eux aussi, soumis aux peines proportionnées,
édictées jadis dans les lois susnommées contre les ariens. Enfin les juges
provinciaux qui se montreront négligents dans l'exécution de ces prescriptions
subiront le châtiment désigné plus haut.
Nous décrétons d'autre part, par
les présentes lettres, que nos prêtres, seuls véritables ministres de la majesté
divine, entreront en possession de toutes les églises appartenant au clergé
catholique, et répandues sur toute la surface de l'empire dont la faveur divine
nous a constitué le maître, persuadé que les indigents bénéficieront sous forme
d'aumônes de richesses si légitimement acquises à nos saints évêques.
Que ces
décrets, puisés aux sources mêmes de la justice, parviennent à la connaissance
de tous, en sorte que personne ne puisse invoquer le prétexte d'ignorance !
Tous nos vœux sont pour votre santé.
Donné à Carthage, le 6 des calendes
de mars.»
À peine ce souverain avait-il publié ces funestes décrets tout
empoisonnés d'un venin mortel, qu'il fit rechercher dans leurs hôtelleries tous
les hiérarques réunis à Carthage : non content de leur avoir déjà ravi leurs
églises, leurs demeures et leurs biens, il les fit dépouiller de tout, et, dans
cet état, les chassa de la ville. On ne leur laissa emmener ni monture, ni
serviteurs, ni prendre des vêtements de rechange. Bien plus, défense était faite
à qui que ce fût d'offrir l'hospitalité ou de faire l'aumône à aucun de ces
malheureux : celui qui, touché de compassion, s'aviserait de le faire quand
même, serait brûlé, corps et biens. Par un sentiment de prudence, les hiérarques
préférèrent la mendicité à la fuite; outre l'empressement qu'on aurait mis à les
faire revenir, ils y virent cet autre inconvénient qu'on aurait pu les accuser
avec raison d'éviter les explications, comme déjà on leur en faisait le reproche
mensonger; du reste, quand même ils auraient pu retourner chez eux,
n’auraient-ils pas trouvé leurs églises et leurs propres demeures entre les
mains des ariens ?
Or, tandis qu'ils gisaient, en plein air, sous les murs
de Carthage, il advint que le monarque impie sortit de la ville, se rendant à
son bain : d'un commun accord ils se décidèrent à se porter à sa rencontre :
«Pourquoi sommes-nous ainsi maltraités ? lui demandèrent-ils. Quel mal
avons-nous fait pour avoir mérité de tels tourments ? Nous sommes venus pour
discuter : pourquoi nous a-t-on dépouillés, chassés, repoussés, privés de nos
églises et de nos demeures, affamés et dénués de tout, réduits à vivre aux
portes de la cité, au milieu des ordures ?» Mais le tyran, sans écouter leur
plainte jusqu'au bout, leur lançant un regard farouche, donna l'ordre à ses
cavaliers de foncer sur ces malheureux, non seulement pour les écarter, mais
dans le but de les écraser. De fait, plusieurs d'entre eux furent massacrés, en
particulier les vieillards et les infirmes.
Bientôt après, ordre leur fut
donné de se réunir au temple de la Mémoire : les serviteurs de Dieu s'y
rendirent aussitôt, sans se douter des embûches qu'on leur préparait. À leur
arrivée, on leur présenta un écrit, encore roulé, et on leur dit pour les
tromper : «Malgré la peine que causent à notre roi Hunérich vos mépris et la
mollesse que vous mettez à accomplir l'ordre qu'il vous a donné d'embrasser sa
religion, il vous veut encore du bien : jurez donc de vous conformer à la teneur
de cet écrit, il vous rendra aussitôt vos églises et vos demeures.» À cette
déclaration, nos évêques n'eurent qu'une voix pour répondre : «Nous le
proclamons, comme nous l'avons fait et le ferons toujours, nous sommes
chrétiens, nous sommes évêques, et nous confessons la foi apostolique, une et
véritable.» Après quelques moments de silence, derechef les émissaires du roi
firent diligence pour extorquer le serment demandé. Devant cette insistance, les
vénérables évêques Hortulanus et Florentianus prirent la parole au nom de tous :
«Sommes-nous donc des animaux dépourvus de raison pour souscrire à la légère à
un écrit dont nous ignorons la teneur ?» Les envoyés du roi leur donnèrent alors
lecture de la déclaration, que jusque-là ils s'étaient ingéniés, par leurs
discours perfides, à tenir cachée. Tels en étaient les termes captieux : «Jurez
que vous choisirez pour roi, à la mort de notre souverain, son fils Hildirich,
et qu'aucun d'entre vous ne fera de démarches contraires au delà des mers. Si
vous prêtez ce serment, notre maître vous rétablira dans vos églises.» Une
pieuse simplicité poussa plusieurs d'entre nos évêques à engager leur foi,
malgré la défense qu'en a faite le Seigneur : ils voulaient enlever aux fidèles
le prétexte de dire plus tard que les évêques avaient entravé la restitution des
églises par leur refus de prêter serment. Mais d'autres plus avisés virent bien
le piège qu'on leur tendait, et, forts de la prescription divine que contient
l'Évangile, «de ne jurer en aucune occasion», ils se refusèrent énergiquement à
engager leur parole. Les ministres du roi de s'écrier alors : «Que tous ceux qui
consentent à jurer se mettent à part !» Cela fait, les notaires royaux
s'empressèrent d'enregistrer la déclaration de chacun, avec l'indication du
siège épiscopal; ou fit de même pour ceux qui refusèrent le serment. Aussitôt
après, les uns et les autres furent enfermés en prison.
Cependant la ruse ne
tarda pas à se manifester au grand jour. À ceux en effet qui avaient prêté le
serment, on tint ce langage : «Pour avoir enfreint la loi divine qui vous
défendait de jurer, le roi vous condamne à ne jamais plus revoir vos villes ni
vos églises; désormais vous cultiverez les champs comme de simples colons, avec
cette restriction toutefois qu'il ne vous sera permis ni de chanter des psaumes,
ni de prier en commun, ni d'avoir en main aucun livre de lecture; vous ne
pourrez ni baptiser, ni ordonner, ni absoudre.» Quant à ceux qui avaient refusé
le serment : «Puisque vous ne voulez pas, leur dit-on, du fils de notre roi pour
votre souverain, car tel a été le vrai mobile de votre refus de jurer, vous
serez exilés en Corse où l'on vous emploiera à la coupe des arbres pour la
flotte royale.»
Mais la bête se sentait encore dévorée de la soif de sang
innocent. Les évêques n'avaient pas encore pris le chemin de l'exil, que déjà
sur tous les points de l'Afrique se répandaient les plus cruels des bourreaux;
nulle demeure, nul lieu ne devaient échapper au deuil et à la désolation, ni
l'âge, ni le sexe ne devaient être épargnés, à moins que l'on ne triomphât des
volontés. Les supplices des verges, de la corde et du feu furent tour à tour
employés contre les fidèles. Pour les femmes, surtout celles de haut rang, les
bourreaux violaient tous les droits de la nature : après les avoir complètement
dépouillées, ils les torturaient à la vue de tout le peuple. Je rapporterai en
passant l'exemple de notre compatriote, Dionisia. Plus courageuse et plus belle
que les autres matrones, elle était naturellement désignée à la haine des
barbares; aussi se disposaient-ils à l'exposer sans vêtements au supplice des
verges. Mais, confiante dans le Seigneur, elle leur fit cette demande suppliante
: «Torturez-moi autant que vous voudrez, mais ne dévoilez pas l'ignominie de mon
corps.» Cela ne fit qu'exciter leur rage furieux, ils l'entraînèrent sur une
hauteur d'où tous pourraient la contempler en cet état. Puis, tandis que, sous
la pluie des coups, des ruisseaux de sang inondaient son corps, elle ne craignit
pas de leur crier : «Ministres de Satan, vous croyez me couvrir de honte, mais
ce m'est au contraire un sujet de gloire.» Toute nourrie qu'elle était de la
science des saintes Écritures, cette femme, épuisée par les tourments et déjà
martyre, excitait les spectateurs à souffrir, eux aussi, le martyre : son
exemple opéra le salut de sa patrie presque entière.
Elle aperçut une fois
son fils unique, qui, dans toute la délicatesse de son jeune âge, tremblait à la
vue des tourments; lui jetant alors un regard de reproche où passa toute son
autorité maternelle, elle lui communiqua une force toute nouvelle; et tandis que
sur lui pleuvaient les verges, elle lui disait : «Souviens-toi, mon fils, du
baptême que nous avons reçu, au nom de la Trinité sainte, dans l'Église
catholique notre mère ! Ne nous laissons pas ravir la livrée de notre salut, de
peur que l'Époux qui nous a invités ne nous trouve dépouillés de la robe
nuptiale, et qu'il ne dise à ses serviteurs : «Jetez-les dans les ténèbres
extérieures, où il n'y a que pleurs et grincements de dents.» Craignons le
supplice éternel; soupirons après la vie dont nous jouirons sans fin !» De
telles paroles donnèrent au jeune homme la force de subir le martyre.
Inébranlable dans la confession de sa foi, Majoric (c'était le nom de ce
vénérable adolescent) atteignit enfin le terme de sa course et cueillit en
rendant le dernier soupir la palme qui en était le prix. La noble matrone
couvrit alors de baisers cette victime qu'elle-même avait offerte, et fit
retentir les airs de ses cantiques d’action de grâces au Seigneur; toute à la
joie dont la remplissait l'espoir du bonheur futur, elle voulut ensevelir la
dépouille dans sa propre demeure, afin d'avoir le sentiment de n'être jamais
séparée de son fils, chaque fois qu'elle invoquerait la Trinité sainte sur son
tombeau. — Comme je l'ai déjà dit, l'exemple de cette femme conduisit à Dieu
grand nombre d'habitants de cette cité : il serait trop long de le raconter en
détail. Parmi eux Dativa, sœur de Dionisia, Léontia, fille du saint évêque
Germain, un parent de Dativa, le vénérable médecin Emilius, le pieux Tertins,
célèbre par la manière dont il confessa la sainte Trinité, et Boniface de Sibida
furent déchirés dans des tortures inouïes, dont je laisse à de plus capables le
soin de retracer le récit.
Et qui donc encore pourrait donner une peinture
exacte des tourments qu'endura pour le Christ le généreux et noble Servus, de
Thuburbo la Grande ? Après une longue flagellation, on l'exposa par toute la
ville pendu à un chevalet : grâce à des poulies, tantôt on l'élevait en l'air,
tantôt, les cordes étant brusquement lâchées, le corps retombait tout de son
poids sur le pavé et venait ainsi qu'une pierre s'écraser sur les cailloux du
sol. Lorsqu'il eut ainsi été à plusieurs reprises tiré, puis heurté avec
violence aux cailloux aigus de la route, ce pauvre corps ne présenta plus sur
les côtés, le dos et le ventre que lambeaux de chairs déchirées et pendantes. Ce
noble Servus avait déjà souffert du temps de Geisérich, des tourments à peu près
analogues, pour n'avoir pas révélé le secret d'un de ses amis; combien donc n'en
aurait-il pas souffert à présent qu'il s'agissait de garder sa foi ! S'il
s'était montré gratuitement fidèle à un homme, combien ne devait-il pas se
montrer tel envers Celui qui récompense la fidélité !
Je ne puis raconter non
plus tout ce qui se passa à Culusa, car le nombre des martyrs et des confesseurs
de la foi y dépasse toute supputation. On m'a cité entre autres le trait d'une
dame de cette ville, qui se montra digne de son nom de Victoria. Tandis que,
suspendue en l'air, elle endurait le supplice du feu sous les yeux de la foule,
elle fut interpellée en ces termes, en présence de ses propres enfants, par son
époux, qui déjà avait apostasié : «Pourquoi, ma femme, subis-tu ces tourments ?
Si dans ton impiété tu méprises ma prière, aie du moins pitié des enfants que tu
as mis au jour ! Peux-tu donc oublier ceux qu'a portés ton sein, dédaigner ceux
que tu enfantas dans la douleur ? Sont-ils brisés les liens de notre amour
conjugal, l'union sainte qu'avait scellée l'acte de notre mariage ? Considère,
je t'en prie, tes fils et ton mari, empresse-toi d'accomplir la volonté du roi;
ainsi tu t'épargneras les tourments qu'on te réserve encore, et tu seras rendue
à ton mari et à tes enfants.» Mais elle sut résister aux larmes de ses fils et
aux insinuations perfides de son mari tentateur : élevant son amour bien au delà
de la terre, elle n'avait plus pour le monde et ses joies que souverain mépris.
Cependant, sous l'action continue de la pendaison, ses épaules finirent par se
disjoindre; les bourreaux, la croyant morte, la détachèrent et laissèrent tomber
son corps inanimé. Mais plus tard elle raconta qu'une vierge s'était approchée
d'elle, et, lui touchant chacun des membres, l'avait instantanément
guérie.
Les termes me font défaut pour célébrer dignement le proconsul de
Carthage, Victorien d'Hadrumète, l'homme le plus opulent de l'Afrique, dont la
constante fidélité au monarque impie s'était manifestée dans toutes les affaires
qu'on lui avait confiées. Le roi lui fit savoir dans l'intimité que s'il
consentait à exécuter un ordre bien facile, il lui donnerait le pas sur tous ses
favoris. Mais l'homme de Dieu répondit du ton le plus assuré aux porteurs du
royal message : «Confiant en Dieu et dans le Christ mon Seigneur, vous direz de
ma part au roi qu'il peut dresser ses bûchers, lâcher, contre moi ses bêtes
féroces, et me livrer, s'il le veut, à mille tourments : ce serait mépriser le
baptême que m'a donné l'Église catholique, que d'accéder à son
désir. Quand
bien même tout finirait avec la vie présente et que nous n'aurions pas à espérer
cette vie éternelle, qui est pourtant réelle, jamais je ne consentirais à jouir
d'une gloire caduque et transitoire au prix d'une infidélité envers celui qui
m'a donné sa foi.» Irrité de cette réponse, le tyran fit endurer à Victorien des
tourments dont la durée et la cruauté défient toute description. Le saint
confesseur acheva son combat dans des transports de joie divine, et recueillit
ainsi la couronne du martyre.
Qui donc encore pourrait redire tous les
combats des martyrs de Tambaïa ? Deux frères, originaires d'Aquæ Regiæ, qui
habitaient cette ville, s'étaient mutuellement promis, dans l'ardeur de leur
confiance en Dieu, de plaider près des bourreaux pour qu'ils souffrissent les
mêmes tourments. On les suspendit donc ensemble, et on leur attacha aux pieds
d'énormes pierres; mais, après une journée de ce supplice, l'un d'eux pria qu'on
le détachât et qu'on lui accordât quelque répit. L'autre, redoutant de le voir
apostasier sa foi, lui cria du haut de son gibet : «Ne fais pas cela, mon frère,
ne fais pas cela; est-ce là ce que nous avons promis au Christ ? Je devrai donc
l'accuser devant son terrible tribunal, car nous avions juré, sur son corps et
son sang, de souffrir pour lui de concert.» Ces paroles et d'autres semblables
rendirent si bien à celui qui chancelait le courage de soutenir le combat
jusqu'au bout qu'il s'écria de toutes ses forces : «Faites souffrir aux
chrétiens tous les tourments et les supplices que vous voudrez; tout ce que fera
mon frère, je veux le faire aussi.» De ce moment, que de lames ardentes, que
d'ongles de fer, que de tortures inouïes ils eurent à endurer ! On peut se le
figurer par ce fait que les bourreaux eux-mêmes finirent par les repousser loin
d'eux, sous prétexte que «leur exemple entraînait après eux toute la populace,
et empêchait toute conversion à l'arianisme», mais surtout parce que les
tortures qu'ils leur infligeaient ne laissaient sur leurs corps aucune
meurtrissure, aucune trace apparente.
Tipasa, ville de la Mauritanie
césarienne, fat aussi le théâtre de choses merveilleuses que je vais relater
pour la gloire de Dieu. On venait de lui donner pour évêque un arien, notaire de
Cyrilas; c'était assurer la perte des âmes; aussi toute la population
passa-t-elle le détroit et gagna l'Espagne; seuls, quelques catholiques durent
rester dans la ville, faute d'avoir pu trouver place sur les navires. Aussitôt
l'évêque arien se mit à l'œuvre pour les décider, d'abord par des promesses,
puis par des menaces, à embrasser sa religion. Mais, soutenus par le Seigneur,
ils ne se contentèrent pas de se moquer des propositions insensées qui leur
étaient faites, ils poussèrent l'audace jusqu'à s'assembler ostensiblement dans
une maison pour y célébrer les saints mystères. Averti de ce fait, l’hiérarque
arien rédigea contre eux un acte d'accusation qu'il fit porter en secret à
Carthage. Cette nouvelle irrita fort le roi, qui envoya sur-le-champ l'un de ses
comtes avec mission de réunir sur la place publique tous les habitants de la
province, et de leur faire arracher la langue et trancher la main droite.
L'ordre fut exécuté, mais après le supplice les victimes parlaient, et parlent
encore aussi bien qu'auparavant. S'il s'en trouve qui ne croient pas à ma
parole, qu'ils se rendent à Constantinople : ils y pourront voir un survivant,
le sous-diacre Reparatus, qui parle encore aujourd'hui très correctement sans le
moindre effort; aussi le tient-on en grand honneur à la cour de l'empereur
Zénon; entre tous la reine se fait remarquer par les marques de vénération dont
elle l'entoure.
Il est impossible de faire le détail complet de tous les
genres de tourments que le roi fit subir à ses propres sujets ariens par les
mains des Vandales eux-mêmes. Rien que pour Carthage on ne parviendrait pas à
énumérer seulement les diverses sortes de supplices, même en évitant l'enflure
du style. Ce que nous voyons de nos jours nous en est une preuve palpable. On
rencontre à chaque pas des gens mutilés : les uns ont perdu les mains, les
autres les yeux, d'autres les pieds, les oreilles ou le nez; chez certains, par
suite du supplice prolongé de la pendaison, les omoplates font saillie, tandis
que la tête, au lieu d'être droite, est enfoncée entre les épaules; d'ordinaire,
en effet, l'on pendait ces malheureux par les mains à des édifices élevés, et
grâce à un système de cordes mobiles, on les balançait dans les airs de côté et
d'autre : aussi arrivait-il souvent que les cordes venant à se rompre, les corps
étaient projetés de ces hauteurs sur le sol; beaucoup eurent ainsi le crâne
fracassé et les yeux arrachés de leurs orbites; d'autres, littéralement broyés,
succombèrent sur le coup, ou ne survécurent que quelques instants. Celui qui me
soupçonnerait de raconter des fables, pourrait consulter à ce sujet le légat de
Zénon, Uranius, qui fut le principal témoin de ces horreurs: comme, en effet, il
s'était vanté d'être venu à Carthage pour protéger les églises catholiques, le
tyran tint à lui prouver qu'il ne craignait personne; dans ce but il plaça sur
tout le trajet que suivaient d'ordinaire les légats pour se rendre au palais et
en revenir, grand nombre de bourreaux et des plus cruels, ce qui est à la honte
de ce royaume et de notre époque dégénérée.
Déjà sous Geisérich, l'épouse
d'un officier du roi, nommée Dagila, avait, à plusieurs reprises, confessé sa
foi; or, à l'époque dont je parle à présent, cette noble dame, de complexion
délicate, tout épuisée qu'elle était par les verges et les fouets, fut reléguée
en un désert si sauvage qu'aucun humain ne put aller la consoler de sa visite;
ce fut pourtant dans toute la joie de son âme qu'elle abandonna sa demeure, son
époux et ses fils, Plus tard, parait-il, on lui offrit de la conduire en un lieu
d'exil moins rigoureux où elle pourrait jouir de la société de ses compagnons.
Mais elle supplia qu'on la laissât dans sa chère solitude, où elle croyait
goûter plus de joie dans cette privation de toute consolation humaine.
Le
pasteur de l'Église de Carthage, Eugène, avait, comme je l'ai dit, pris le
chemin de l'exil. Bientôt les clercs de cette métropole subirent avec allégresse
la même peine dans de lointaines contrées; ils étaient bien cinq cents ou même
davantage; déjà les tourments et les privations les avaient réduits à la plus
grande faiblesse, et l'on comptait dans leurs rangs bon nombre de petits enfants
qui remplissaient les fonctions de lecteurs. Je dois mentionner entre tous le
diacre Muritta, qui montra, au milieu des tourments de ses frères, une audace et
une liberté de langage sans pareille. Le bourreau qui s'était vu confier le soin
de torturer les confesseurs du Christ, était un certain Elpidoforus, homme cruel
et féroce : il avait jadis reçu le baptême catholique dans la basilique de
Fauste, et le vénérable diacre Muritta l'avait reçu au sortir de la fontaine de
régénération; dans la suite il avait apostasié, et depuis lors telle était sa
haine contre l'Église de Dieu, que, dans la persécution, il se montra le plus
acharné des exécuteurs. Que dire de plus ?
Les prêtres les premiers furent
donc appelés les uns après les autres à subir le supplice; puis ce fut le tour
de l'archidiacre Salutaris; le diacre Muritta lui succéda dans la torture, car
il occupait le second rang parmi tous les diacres. Assis sur son tribunal,
Elpidoforus frémissait de rage; déjà le vénérable Muritta était étendu à terre;
mais avant qu'on l'eût dépouillé de ses vêtements, il saisit, on ne sait
comment, la robe dont jadis il avait revêtu Elpidoforus au sortir de la piscine
sainte. L'agitant alors en l'air et la déployant pour qu'elle fût bien vue de
tous, il prononça ces paroles qui, dit-on, firent verser des larmes à la
population tout entière : «Voici les vêtements qui parleront contre toi,
Elpidoforus, ministre de l'erreur, lorsque paraîtra la majesté du juge
souverain. Je les conserverai soigneusement pour qu'ils témoignent de ta chute,
et qu'ils servent à te précipiter dans l'abîme de feu. Ils te ceignirent au
moment où tu sortais purifié des eaux du baptême; dans le gouffre de flammes où
tu seras plongé, misérable, ils aggraveront sans cesse tes tourments : car tu as
«endossé la malédiction», lorsque tu as brisé et rejeté le sacrement du vrai
baptême et de la vraie foi. Malheureux, que feras-tu donc au moment où les
serviteurs du Père de famille auront réuni les invités autour de la table royale
? Toi aussi tu auras été admis parmi eux, mais, en te voyant dépouillé du
vêtement des noces, le roi entrera dans une terrible fureur et il te dira : «Mon
ami, comment es-tu venu ici sans la robe nuptiale ? Je ne vois plus, je ne
reconnais plus sur toi ce que je t'avais donné. Tu as perdu cette noble livrée
qu'en neuf mois j'avais tissée de la chair d'une Vierge que j’avais étendue sur
l'arbre de la croix, lavée dans l'eau de mon côté et empourprée de mon sang ! Tu
n'as pas fait fructifier mon signe imprimé sur ton front, et je n'y retrouve
plus le sceau de la Trinité sainte. Jamais un tel homme ne prendra part à mon
festin. Liez-lui donc les mains et les pieds de ses propres entraves, car c'est
volontairement qu'il s'est séparé de la communion des catholiques ses anciens
frères. Il a tendu des pièges où il est maintenant tombé lui-même. Puisqu'il a
empêché beaucoup de ses semblables de venir à ma table, en dressant des embûches
tout le long du chemin, je le chasse loin de moi pour le livrer à la honte et
aux opprobres éternels.» Ces paroles, et d'autres semblables, de Muritta,
allumèrent chez Elpidoforus les feux de sa conscience, prélude pour lui des
flammes de l’enfer.
Préparés d'avance aux coups des bourreaux, les
confesseurs se dirigèrent pleins de joie vers le lieu de leur exil. Ils
n'avaient pas encore atteint le terme lointain de leur voyage, que, à
l'instigation des hiérarques ariens, on leur envoya des hommes violents et sans
cœur, qui devaient leur arracher sans pitié toutes les subsistances dont la
charité chrétienne avait pu les pourvoir. Chacun d'eux put alors chanter avec
plus d'allégresse : «Nu je suis sorti du sein de ma mère; nu je dois aussi me
rendre dans la terre d'exil; car dans le désert le Seigneur saura bien
satisfaire notre faim et vêtir notre nudité.» Deux Vandales, qui avaient
plusieurs fois déjà confessé la foi sous Geisérich, abandonnèrent leurs biens,
et, accompagnés de leur mère, se joignirent à la troupe des clercs exilés.
Cependant un ancien lecteur apostat, nommé Teucharis, conseilla au tyran du
détacher du glorieux cortège des exilés carthaginois, douze petits enfants que
lui-même avait instruits avant sa défection, et qu'il savait être habiles et
infatigables à moduler le chant sacré. Aussitôt l'on dépêcha vers eux des
chevaux de poste, et de vive force on les ramena à Carthage, au nombre de douze.
Mais s'ils furent séparés de corps, ils restèrent attachés de cœur à la phalange
des saints. Redoutant l'abîme qui s'ouvrait devant eux, les pauvres petits
éclatèrent en sanglots et s'accrochèrent aux genoux de leurs compagnons pour
qu'ils n'en fussent pas séparés; mais le fer des hérétiques vainquit cette
résistance, et malgré eux on les reconduisit à la ville. On n'employa pas contre
eux les caresses qui convenaient à leur âge; mais ils se montrèrent dans
l'épreuve supérieurs au nombre de leurs années; pour se prémunir contre le
sommeil de la mort, ils allumèrent leurs lampes au feu de l'Évangile. Ce courage
excita la fureur des ariens, qui ne pouvaient, sans rougir, se voir vaincus par
de simples enfants. Dans leur rage, ils les soumirent de nouveau au supplice de
la flagellation, qu'ils leur avaient déjà fait subir quelques jours auparavant.
De nouvelles blessures vinrent alors s'ajouter aux premières, et le supplice
renouvelé n'en fut que plus cruel. Mais Dieu soutint ses confesseurs; la douleur
n'arriva pas à vaincre la faiblesse de leur âge, tandis que leurs âmes
grandissaient sous le fortifiant empire de leur foi. Aujourd'hui Carthage les
entoure de son affection, et elle les considère comme ses douze apôtres. Le même
toit les abrite et la même table les réunit; ils psalmodient de concert,
ensemble ils chantent les louanges du Seigneur.
À la même époque, deux
marchands de cette même ville, portant tous deux le nom de Frumentius, subirent
un glorieux martyre. Sept frères, non par la nature mais par la grâce, qui
menaient la vie commune dans un monastère, conquirent également une couronne
incorruptible au prix d'une courageuse confession de la foi. C'étaient l'abba
Libérat, le diacre Boniface, les sous-diacres Servus et Rustique, les moines
Rogat, Septime et Maxime.
Dans ces temps de persécution, on vit le clergé
arien, évêques, prêtres et simples clercs, dépasser en cruauté le roi et les
Vandales eux-mêmes : le glaive au côté, ils se mettaient en campagne à la
recherche des catholiques. Parmi ces hiérarques, un certain Antoine, plus cruel
que les autres, commit contre les nôtres des actes si monstrueux et si inouïs,
que la plume se refuse à les raconter. Il habitait une ville peu éloignée de ce
désert qui borne la Tripolitaine : on le voyait rôder aux alentours en quête
d'une proie, tel qu'une bête féroce, tourmenté qu'il était de la soif du sang
catholique. Le roi Hunérich avait ouï parler de cette cruauté de l’hiérarque;
aussi décida-t-il d'envoyer le saint Eugène dans ce désert même. Antoine se
constitua donc son geôlier, et telle fut la sévérité de la réclusion qu'il lui
imposa que personne au monde ne pouvait l'approcher. Bien plus, il se mit dans
la tête de le faire périr par diverses sortes d'embûches et de tourments. Mais,
sur ces entrefaites, miné par la douleur de savoir son clergé ainsi persécuté,
épuisé par le rugueux cilice dont il ceignait ses membres séniles, étendu à
terre sur un sac grossier qu'il arrosait de ses larmes, le saint évêque Eugène
sentit en lui les premiers symptômes de la paralysie. Cette nouvelle remplit de
joie le prélat arien — aussitôt il accourt au lieu où gisait l'homme de Dieu; il
trouve ce saint hiérarque en proie à la fièvre la plus violente, et, l'entendant
prononcer des paroles incohérentes, il lui vient à l'idée d'en finir avec lui,
car il ne voulait pas le voir vivre plus longtemps. Il fait donc rechercher le
vinaigre le plus âpre qui se pourra trouver; on lui en apporte sur-le-champ, et
il se met en devoir de le faire avaler au vénérable vieillard, malgré la
résistance que lui offrait la gorge du malade, qui se refusait à prendre une
telle boisson. Notre commun Seigneur avait bien refusé, après l'avoir goûté, de
boire le fiel qu'on lui présentait, lui pourtant qui était venu pour vider le
calice de ses douleurs : comment ce fidèle serviteur et confesseur de sa foi
n'aurait-il à plus forte raison rejeté ce breuvage, si l'hérétique, dans sa
fureur, ne le lui avait administré de force ! Ce vinaigre, si mauvais pour la
fièvre qui consumait le vieillard, ne fit naturellement qu'aggraver la maladie;
mais plus tard le Christ, dans sa miséricorde, secourut son serviteur et lui
rendit la santé.
Un autre de nos évêques, nommé Habetdeum, fut aussi relégué
dans la ville de Thamalluma, où résidait Antoine — comme les faits le disent
assez, celui-ci le fit souffrir tout ce qu'il put inventer. Mais, peine inutile,
aucun tourment n'avait pu le réduire à embrasser l'arianisme : soldat du Christ,
il était resté inébranlable dans la confession. L'hérétique avait pourtant
promis à ses amis d'en venir à bout : «Si je n'en fais un arien, avait-il dit,
Antoine n'est plus Antoine»; il se voyait donc dans l'impossibilité de tenir sa
promesse; alors, à l'instigation du diable, il lui vint en pensée un nouveau
stratagème. Il fit lier solidement l'évêque par les mains et les pieds, et lui
ferma la bouche pour l'empêcher de parler; puis il arrosa d'eau tout son corps,
croyant réellement lui administrer ainsi un nouveau baptême : comme s'il avait
pu enchaîner la volonté de sa victime en même temps que son corps, comme s'il
n'avait pas été présent, Celui qui «entend les gémissements des captifs» , et
qui sonde les secrets des cœurs ! Cette eau fallacieuse pouvait-elle donc
triompher d'une détermination arrêtée, que, par l'entremise de ses larmes,
l'homme de Dieu avait déjà fait monter vers les cieux, comme son précurseur ?
Cependant l'hérétique délia sa victime et lui dit d'un air satisfait : «Enfin te
voilà chrétien comme nous, Habetdeum mon frère; que te reste-t-il donc à faire à
présent, sinon de te soumettre à la volonté du roi ?» — «Misérable Antoine, lui
repartit Habetdeum, pour être passible de mort, il faut avoir donné
l'assentiment de sa volonté. Pour moi, fermement attaché à ma foi, je t'ai
résisté en proclamant bien haut ce que je crois et ai toujours cru. Et lorsque
tu m'as enchaîné les membres et fermé la bouche de force, je me suis retiré dans
la retraite de mon cœur, et là, sous ma dictée, les anges ont rédigé les actes
de mon martyre, que par leur ministère j'ai fait lire à mon souverain.»
Cette persécution était d'ailleurs générale. En effet, on envoya dans toutes
les directions des Vandales chargés d'amener à leurs prêtres ariens tous ceux
qu'ils rencontreraient, dans le but de les perdre. Mais si, par hasard, un
second baptême mensonger avait, comme un glaive, fait périr en eux la vie de
l'âme, on leur délivrait un billet attestant leur défection, afin qu'ils ne
soient pas exposés à subir une seconde fois de mauvais traitements — car
personne, ni particulier, ni marchand, n'était autorisé à se montrer en publie
s'il ne pouvait certifier par un écrit la mort à la foi que pour son malheur il
avait supportée. Le Christ avait jadis prédit cette particularité à son disciple
Jean : «Personne ne pourra plus acheter ni vendre quoi que ce soit s’il ne porte
le signe de la bête imprimé sur son front et dans sa main.» La nuit même, les
évêques et les prêtres ariens parcouraient, accompagnés de gens armés, les
abords des bourgs et des villes fortes; ils forçaient les portes et pénétraient
en brigands dans les demeures, portant avec eux l'eau qui leur servait à tuer
les âmes. Ils arrosaient alors de cette onde infernale tous ceux qu'ils
rencontraient, même ceux qu'ils trouvaient endormis dans leur lit, et, avec des
cris de démons, ils les proclamaient leurs frères dans le christianisme,
montrant ainsi ce qu'était leur hérésie, une comédie bien plus qu'une religion.
Malheureusement les simples d'esprit s'y laissaient prendre et croyaient pour
tout de bon avoir été souillés par ce baptême sacrilège; mais les gens plus
sensés se réjouissaient à la pensée que les violences commises contre eux à leur
insu et durant leur sommeil n'avaient pour eux aucune conséquence. On en vit
alors beaucoup se couvrir la tête de cendres, se revêtir d'un cilice comme pour
expier une faute; d'autres s'enduisaient d'une boue fétide, mettaient en pièces
les vêtements (de catéchumène) qu'on leur avait imposés de force, et, animés par
leur foi, allaient les jeter dans les fosses d'aisances ou sur les fumiers.
Ici même, à Carthage, j'ai vu de mes propres yeux un enfant de naissance
illustre, âgé de sept ans environ, violemment arraché à ses parents, sur l'ordre
de Cyrilas : sa mère, oubliant la réserve qui sied aux matrones, les cheveux en
désordre, poursuivit par toute la ville les ravisseurs de son fils, tandis que
le pauvre petit criait de toutes ses forces : «Je suis chrétien, je suis
chrétien, par saint Étienne je suis chrétien !» Mais ils lui fermèrent la
bouche, et plongèrent cet enfant innocent dans leur piscine sacrilège.
Le
même sort fut réservé aux fils du vénérable médecin Libérat. En effet, un ordre
royal l'avait condamné à subir l'exil avec son épouse et ses fils; mais l'arien,
dans son impiété, imagina de séparer les petits enfants de leurs parents, dans
le dessein de tenter de vaincre les parents eux-mêmes par l'amour paternel. L'on
éloigna donc leurs tendres rejetons; et comme, en les voyant partir, Libérat
voulait verser des pleurs, son épouse lui imposa silence, et ses larmes furent
séchées au moment même où elles jaillissaient de ses yeux. Son épouse lui dit en
effet : «Eh quoi, Libérat, veux-tu perdre ton âme pour tes fils ? Fais comme
s'ils n'étaient pas nés, car le Christ saura bien les protéger. Et ne les
entends-tu pas crier : «Nous sommes chrétiens ?» — Je ne puis taire le courage
que montra cette femme en présence des juges. On les avait enfermés en prison,
elle et son époux, mais séparément, de sorte qu'il leur était impossible de
communiquer entre eux. Un jour, l'on fit dire à la captive : «Cesse désormais de
nous résister, car voici que ton époux a obéi à l'ordre du roi, et maintenant il
est chrétien selon notre religion.» — «Eh bien, conduisez-moi vers lui,
répondit-elle, moi aussi je veux faire la volonté de Dieu.» On la fit donc
sortir de prison, et voici qu'au tribunal elle aperçut son époux au milieu d'une
foule d'autres confesseurs, et enchaîné comme eux. Persuadée de la vérité du
faux rapport que lui avaient fait ses ennemis, s'approchant de lui, elle lui
saisit le bord de son vêtement tout près du cou, et, le serrant jusqu’à
l'étouffer, elle lui cria en présence du peuple : «Pervers et maudit, homme
indigne de la grâce et de la miséricorde divines, pourquoi as-tu acheté une
gloire méprisable au prix de la mort éternelle ? À quoi te servira ton or et ton
argent ? Te garderont-ils du feu de l'enfer ?» Et elle ajouta plusieurs
imprécations du même genre. Mais son époux lui répondit : «Femme, qu'as-tu donc
? Que crois-tu voir, ou quel rapport mensonger a-t-on pu t'adresser à mon sujet
? Je suis toujours catholique et fidèle au nom du Christ, et jamais je
n'abandonnerai ce que je tiens.» Les hérétiques furent de la sorte convaincus de
mensonge; ainsi découverts, en vain cherchèrent-ils à dissimuler leur mauvaise
foi.
Sous l'empire de la terreur que leur inspiraient les cruelles violences
que j'ai brièvement racontées plus haut, grand nombre d'hommes et de femmes
s'enfermèrent, à l'insu de tous, dans des cavernes ou dans des endroits déserts
: là, privés de toute nourriture, vaincus par la faim et le froid, ils rendirent
leurs âmes épuisées de souffrances et de tribulations, mais au moins dans cette
extrémité ils jouissaient en paix de la sauvegarde de leur foi. C'est ainsi que
l'on retrouva dans la caverne de Ziqua le cadavre déjà corrompu d'un prêtre de
Mizenta, Cresconius.
Puisque j'ai déjà nommé le saint évêque Habetdeum, je
dois dire comment il lui vint à l'idée d'aller trouver à Carthage le monarque
impie : ce pieux prélat avait toujours eu une conscience intime du mystère de la
sainte Trinité, il voulut en faire part aux hommes. Antoine n'osa pas l'en
empêcher, car ses dernières tentatives l'avaient couvert de confusion.
Habetdeum, offrit donc au roi scélérat un mémoire rédigé à peu près en ces
termes : «Pourquoi traitez-vous ainsi des proscrits ? Pourquoi vous acharner
continuellement contre des malheureux que vous avez exilés ? Vous nous avez
arraché nos biens, confisqué nos églises; vous nous avez chassés de notre patrie
et de notre demeure. Il ne nous reste plus que notre âme, et encore voulez-vous
vous en rendre maître ! Ô temps misérable ! Ô mœurs perverses! Le monde entier
le sent, la persécuteur se l'avoue à lui-même. Si ce que vous croyez mérite le
nom de foi, comment pouvez-vous tourmenter ainsi les serviteurs de la foi
véritable ? Quel profit retirez-vous de notre exil ? à quoi bon persécuter de
misérables gens dénués de tous les biens du monde, qui ne vivent que dans le
Christ ? Vous nous avez bannis du commerce des hommes, laissez-nous au moins
jouir en paix de la société des bêtes sauvages.» Quand le tyran eut pris
connaissance de ces reproches et autres semblables que lui adressant l’hiérarque
du Seigneur, il lui fit répondre, paraît-il, en ces termes : «Allez trouver les
évêques, et faites ce qu'ils vous diront, car ils ont plein pouvoir pour régler
ces questions.» Mais cette démarche même ne parvint pas à ramener Antoine dans
la voie du bon sens, car il était sûr de plaire beaucoup plus au roi pervers en
restant dans sa ligne de conduite. Pour Habetdeum, il préféra retourner dans son
exil, content du témoignage que lui donnait sa conscience.
Cette triste
époque fut éprouvée par une épouvantable famine, qui répandit la désolation sur
toute la terre d'Afrique. Point de pluie, pas la moindre goutte d'eau ne tomba
du ciel. Mais cela n'était point fortuit; c'était l'effet d'un juste jugement de
Dieu; là où la méchanceté des ariens avait fait couler les flots fangeux d'une
eau mêlée de feu et de soufre, il était bien juste que la source de la
miséricorde divine, jusque-là si abondante, fût désormais tarie. La face de la
terre prit une teinte livide. L'été, la vigne ne se couvrait plus de ses pampres
légers, les semences desséchées ne couvraient pas de leur tapis verdoyant la
surface du sol, l'olivier ne revêtait plus sa parure habituelle de feuilles
élégantes et toujours vertes, les jeunes arbres fruitiers, que ne fécondait plus
la terre, ne s'émaillaient pas des fleurs éclatantes qui d'ordinaire se
changeaient en fruits. Partout la tristesse et le deuil; de plus, la peste avait
envahi l'Afrique de toute part. Désormais la terre refusait aux hommes et aux
animaux de faire germer les semences. Les fleuves qui roulaient jadis leurs eaux
rapides étaient à sec, leurs sources abondantes étaient complètement taries. Les
brebis et les bestiaux, les troupeaux des champs et les bêtes des forêts étaient
atteints du mal commun et disparaissaient graduellement.
Une touffe de gazon
était-elle parvenue, grâce à un sol encore humide, à germer et à se parer d'une
couleur plus pâle que verte d'herbe nouvelle ? aussitôt un souffle embrasé la
desséchait et la consumait : en effet, un tourbillon de poussière entraîné dans
un ciel sans eau s'était abattu sur la contrée, brûlant tout sur son passage.
À cette époque, tout commerce était arrêté, on ne prenait plus la peine
d'atteler les jeunes bœufs à la charrue pour ouvrir le sillon et retourner les
mottes de terre : car l'on n'avait plus de bœufs et les marchés publics
n'existaient plus.
D'ailleurs les cultivateurs étaient morts en grand
nombre; le peu qui restait marchait à grands pas vers la tombe. Grâce à la
famine, nous l'avons vu, le commerce avait été interrompu, et la terre ne payait
plus son tribut de moissons : aussi voyait-on errer çà et là, pêle-mêle et sur
tous les chemins, semblables à des convois funèbres, des troupes de jeunes gens
et de vieillards, d'adolescents et de jeunes filles, d'enfants de l'un et
l'autre sexe : ces malheureux se traînaient aux alentours des places fortes, des
bourgs et des villes. «Ils ressemblaient à des arcs faussés et mis au rebut;
pareils à ceux qui avaient irrité le Seigneur près des eaux de la contradiction,
ils souffraient maintenant de la faim, et leur tourment ne consistait pas tant
dans le besoin de nourriture que dans le sentiment d'avoir offensé la Trinité
qu'ils n'avaient pas voulu reconnaître, Disséminés dans les champs ou les forêts
profondes, ils se disputaient les touffes d'herbe desséchées et les feuilles
mortes. Beaucoup étaient frappés de mort au moment où ils voulaient quitter leur
demeure, et venaient ainsi augmenter le nombre des victimes de la famine; de
plus, les cadavres amoncelés dans les rues et sur les grandes routes répandaient
de telles odeurs qu'ils causaient la mort des êtres vivants qui les
approchaient. Chaque jour c'étaient de nouveaux convois funèbres, et à la fin
l'on n'eut plus le courage de remplir ce devoir de charité; du reste, les
vivants ne suffisaient plus à enterrer les morts, et, la famine les pressant,
ils n'avaient plus eux-mêmes que peu de temps à vivre. Tous cherchaient à l'envi
à se jeter, eux et leurs enfants, dans une servitude perpétuelle : ils ne
trouvaient personne qui voulût les acheter. Montagnes et collines, places, rues
et voies publiques n'offraient plus qu'un immense charnier de victimes de la
faim.
Dans les premiers temps, les Vandales avaient goûté l'abondance des
biens, grâce aux richesses des provinces qu'ils avaient spoliées et aux produits
mêmes de la terre d'Afrique qu'ils occupaient : mais bientôt la disette leur
pesa beaucoup plus qu'aux autres; autant jusque-là ils s'étaient enorgueillis du
nombre de leurs esclaves, autant à présent ils étaient abattus sous l'action de
la famine. Aucun ne put retenir chez lui son fils, son épouse, ni même son
esclave : car tous s'enfuyaient, non pas en des contrées de leur choix, mais là
où ils pouvaient; beaucoup périrent sur-le-champ ou ne reparurent jamais à la
maison. Ces multitudes affamées tentèrent enfin de se réfugier à Carthage même :
mais, tandis que ces squelettes ambulants se dirigeaient en masse vers la ville,
le roi, redoutant qu'ils ne causassent d'innombrables décès, les fit aussitôt
expulser, de peur que la contagion ne se répandit dans son armée et n'y fît en
un jour un immense ravage. Il donna en même temps l'ordre que chacun regagnât sa
province et sa demeure; mais pas un seul n'eut le moyen de retourner chez lui;
tous en effet portaient sur leurs traits l’empreinte de la mort. Les malheureux
qui avaient acheté leur vie au prix d'un second baptême, furent doublement
châtiés dans ces circonstances : car la vie que leur avaient promise les ariens
ne leur était pas accordée, et une seconde mort venait s'ajouter à celle de leur
apostasie. L'action dévastatrice de cette affreuse famine fut telle, qu'en
plusieurs endroits autrefois très populeux, il ne reste plus aujourd'hui que les
murailles en ruines, ensevelies dans le plus profond silence.
Mais pourquoi
m'attarder à une description qu'il m'est impossible d'achever ? Leur fut-il
donné de revivre et de parler de ces faits, Cicéron verrait se dessécher le
fleuve de son éloquence et Salluste se trouverait incapable de proférer une
parole ! Et, sans parler de gens manifestement au-dessous de pareille tâche, ni
Eusèbe de Césarée, ni Rufin, le traducteur si élégant de ses éloquents discours,
que dis-je ! ni Ambroise, ni Jérôme, ni notre Augustin lui-même ne
parviendraient à s'en acquitter. Écoutez bien cela, prêtez-moi une oreille
attentive, vous tous habitants de la terre, fils des hommes, vous tous, riches
et pauvres. Vous qui estimez les barbares et glorifiez leurs actes, pour votre
condamnation, voyez donc ce qu'indique leur nom, examinez leur conduite.
Pouvaient-ils adopter un nom qui leur convint mieux que celui de barbare, où
sont si bien exprimées la férocité, la cruauté et la terreur ? Vous pouvez les
combler de tous les présents, les prévenir de toutes les marques d'estime que
vous voudrez, pour eux ils ne pensent qu'à une chose, jalouser les Romains. Leur
constante préoccupation est de faire pâlir le plus possible la splendeur et la
renommée du nom romain; ils voudraient que tous les Romains périssent, et, si
parfois ils ont accordé à quelques-uns la grâce de la vie, c'était pour les
réduire en servitude : jamais ils n'ont eu d'affection pour les Romains. Il est
arrivé quelquefois à ces féroces ariens de vouloir discuter avec nous
sérieusement sur le sujet de la foi : (comment, il est vrai, prétendaient-ils
juger sainement, eux qui commençaient par séparer Dieu le Fils, notre Sauveur,
de Dieu son Père ?) mais pourquoi apportaient-ils dans leurs discussions les
faux-fuyants et les calomnies ? Pourquoi, animés comme d'un esprit de
destruction, voulaient-ils bouleverser tout par l'emportement de leur colère ?
Si l'on avait appelé nos évêques parce qu'une discussion semblait nécessaire,
pourquoi avait-on mis en œuvre les supplices de la corde, du feu, des ongles de
fer et de la croix ? Pourquoi les ariens, race de serpents, avaient-ils inventé
contre d'innocentes victimes des supplices tels que Merentius lui-même n'en
imagina jamais de semblables ? Ainsi a-t-on vu la cupidité et l'avarice s'armer
contre l'innocence, de fureur et de cruauté, pour perdre les âmes et s'attribuer
les biens terrestres. On avait souhaité une conférence, on assista à une
confiscation générale non seulement des biens du clergé, mais aussi de ceux des
particuliers ! Mais ces spoliations furent une cause de joie pour leurs
victimes, la perte des biens de la terre plongea leur cœur dans l'exultation.
Il est temps maintenant que viennent se joindre à nous tout âge, tout sexe
et toute condition; qu'une même assemblée réunisse tout le peuple catholique
disséminé sur la terre, mais que l'Église porte en son sein maternel; car lui
seul sait entretenir des sentiments fraternels, se réjouir avec ceux qui sont
dans la joie et pleurer avec ceux qui pleurent, comme le lui a enseigné l'apôtre
saint Paul. Que tous s'unissent donc à ma douleur; que nos larmes coulent à
flots comme d'une même source, car notre commune foi nous réunit dans la même
cause. Mais qu'aucun hérétique ne vienne pleurer avec nous : il n'apporterait
sans doute d'autre désir que d'augmenter notre douleur et d'applaudir à nos
malheurs. Non, je ne veux pas de la compassion d'un étranger, je ne recherche
que l'affection d'un frère. Je refuse les consolations d'un étranger dont la
bouche ne profère que le mensonge, dont la main droite ne sait faire autre chose
que commettre l'iniquité : car il m'a toujours trompé, et maintenant il est
endurci dans sa perversité. Chaque jour je l'entends dire : «Où est donc notre
Dieu ?» tandis qu'il persécute le peuple chrétien qu'a racheté le précieux sang
de l'Agneau. Mais au milieu de l'abjection à laquelle ces barbares m'ont
réduite, et dans l'attente de nouvelles souffrances, je ne cesse de chanter au
Seigneur qui me frappe : «Délivrez-moi de ces maux, car je suis accablée, non
sous le coup de votre main, mais sous la violence de la persécution arienne.»
Accourez donc, vous tous qui avez choisi comme moi la voie étroite, et qui
suivez les chemins ardus, attirés par la promesse du Seigneur; voyez s'il existe
une douleur comparable à la mienne, car le Seigneur m'a pressurée, au jour de sa
colère. Tous mes ennemis ont ouvert la bouche pour me dévorer; ils ont fait
entendre des sifflements et ont grincé des dents, en disant : Détruisons-la, car
voici le jour que nous attendions, nous l'avons enfin trouvé.
Anges de mon
Seigneur, secourez-moi : vous n'abandonnez jamais ceux qui doivent recevoir en
héritage le salut éternel, et dont vous avez été constitués les gardiens; voyez
cette pauvre terre d'Afrique, si riche autrefois en églises, aujourd'hui
complètement désolée, jadis parée de tant de prêtres, désormais veuve et réduite
à l'abjection. Ses prêtres et ses vénérés pontifes ont péri dans les déserts et
dans les îles lointaines, ne pouvant trouver la nourriture qu'ils cherchaient.
Considérez Sion, la cité de notre Dieu : elle gît déshonorée et souillée au
milieu de ses ennemis. Ceux-ci se sont emparés de tous ses biens; elle les a vus
pénétrer dans ses sanctuaires, dont par la volonté de Dieu l'entrée leur était
interdite. Et maintenant ses voies publiques sont en deuil, car il n'est plus
personne qui se rende aux fêtes religieuses. Toute splendeur et toute joie se
sont retirées d'elle. Les vierges et les religieux élevés dans les cloîtres des
monastères ont appris à connaître l'âpre chemin de l'exil; ils ont été emmenés
captifs chez les Maures, tandis que les pierres vivantes de l'édifice sacré
étaient disséminées, non seulement dans les divers quartiers des villes, mais
jusque dans les âpres régions des mines.
Vous tous qui avez confiance en la
prière, dites au Seigneur, son Sauveur, que cette pauvre Église est dans la
tribulation, que son être s'est épuisé dans les larmes; dites-lui qu'elle est
assise au milieu des nations sans repos ni consolation. Vainement elle s'est
tournée vers l'orient pour trouver quelqu'un qui compatirait à sa douleur,
vainement elle a cherché celui qui la consolerait, elle n'a trouvé personne,
cependant qu'elle prenait du fiel pour nourriture et du vinaigre pour boisson,
imitant ainsi les souffrances de son Époux et Seigneur qui avait souffert
lui-même pour lui montrer le chemin à suivre.
Priez donc, saints
patriarches, de qui est née cette Église qui souffre maintenant sur la terre;
priez, saints prophètes qui l'avez chantée autrefois avec des accents
prophétiques et la voyez aujourd'hui plongée dans l'affliction; saints apôtres,
soyez ses avocats, vous qui, après l'ascension du Seigneur, avez parcouru, pour
la fonder, le monde entier comme d'agiles coursiers. Mais vous en particulier,
bienheureux Pierre, que ne parlez-vous en faveur des brebis et des agneaux que
notre commun Seigneur vous avait chargé d'entourer de toute votre sollicitude ?
Et vous, vénérable Paul, docteur des nations, qui avez porté la parole de Dieu
de Jérusalem jusqu'en Illyrie, considérez les méfaits des Vandales ariens et les
souffrances de vos fils captifs, saints apôtres, venez gémir tous ensemble sur
nos malheurs ! Nous savons, il est vrai, que vous ne pouvez pas prier pour nous,
parce que ces maux n’ont pas pour mission d'éprouver des saints, mais bien de
châtier nos crimes. Cependant priez pour vos fils même pécheurs; le Christ
n'a-t-il pas intercédé pour ses ennemis les Juifs ? Que notre iniquité soit
suffisamment punie par tout ce que nous avons souffert, et suppliez que le
pardon soit accordé à de misérables pécheurs; que le Seigneur dise à son ange
exterminateur : Cela suffit, cesse de les frapper. Nul ne peut douter que ce ne
soient nos péchés qui nous ont mérité tout cela : car nous nous sommes écartés
des commandements de Dieu et nous n'avons pas voulu observer sa loi. Mais nous
vous supplions prosternés, ne dédaignez pas de pauvres criminels au nom de celui
qui, de l'humble métier de pêcheurs, vous a élevés à la dignité
apostolique.»
Hunérich, le plus monstrueux des scélérats, occupa le pouvoir
durant sept ans et dix mois; il couronna sa vie par la mort qu'il avait méritée
: il fut envahi par la pourriture et la vermine, de sorte que l'on n'enterra pas
un cadavre, mais des lambeaux de corps humain : il subit ainsi le même sort que
cet ancien roi transgresser de la loi divine, dont le cadavre pourri fut enfoui
comme celui d'un âne.